Carte d’identité :
Nom : Shokuzai
Père : Kiyoshi Kurosawa
Livret de famille : Kyôko Koizumi (Asako, la mère), Sakura Ando (Akiko), Yu Aoi (Sae), Eiko Koike (Maki), Chizuru Ikewaki (Yuka), Ayumi Ito (Mayu), Tomoharu Hasegawa (Keita), Teruyuki Kagawa (le professeur), Ryo Kase (Koji), Hazuki Kimura (Emili)…
Date de naissance : 2012
Nationalité : Japon
Taille/Poids : 1h59 + 2h28 – Budget NC
Signes particuliers (+) : Une oeuvre fascinante, profonde et d’une grande richesse dans la réflexion existentielle qu’elle livre sur le deuil et les façons de le gérer entre choix du souvenir ou de l’oubli. Kurosawa se montre ambitieux dans la forme comme dans le fond et livre un objet complexe et impressionnant de maîtrise.
Signes particuliers (-) : Un grand film mais aussi un gros film. Parfois long voire pesant, la conception internationale en deux longs-métrage un peu indigestes est difficile à soutenir dans sa rythmique malgré ses qualités. le film exige une haute dose de motivation.
LE CHOIX DES ARMES CONTRE LE DEUIL
Résumé : Dans une petite école d’une paisible ville japonaise, une écolière est violée et assassinée après avoir été attirée loin de ses camarades par un ignoble prédateur mystérieux. Mystérieux car suite au choc traumatique subie, les quatre fillettes restantes ont un blanc et ne se souviennent pas du visage de l’homme. Asako, la mère de la victime Emili, les fait venir chez elle et scelle un pacte avec elles : pour ne pas avoir aider la police, elles devront faire pénitence toute leur vie du fait que le criminel reste dans la nature. 15 ans plus tard, que sont-elles devenues ? Sae et maki veulent se souvenir de ce drame. Akiko et Yuka, elles, ont choisi d’oublier…
Le singulier cinéaste japonais Kiyoshi Kurosawa n’est pas un habitué du travail d’adaptation au cinéma, lui qui a toujours eu pour habitude de composer à partir de scénarios originaux. Pour son nouveau film, il découvre avec l’ambitieux pari de transposer le roman Shokuzai de l’écrivain Minato Kanae, les difficultés du travail d’adaptation d’une histoire déjà écrite, déjà nourrie d’un univers, d’un style, déjà structurée d’une certaine manière. Surtout, il découvre pour la première fois ce que c’est de devoir manœuvrer tout en respectant un matériau d’origine à la source d’un travail à partir duquel on créé tout en étant limité dans ses mouvements. Et pour une première, autant dire que le nippon n’a en plus pas choisi la facilité avec un nouveau projet qui relève du défi. Shokuzai est non seulement un tortueux roman complexe à aborder mais également une histoire très ambitieuse faite de ramifications sur plusieurs années suivant différents personnages à partir d’un événement source commun. Au Japon, Shokuzai est sorti sous la forme d’une mini-série en cinq épisodes. Dans le reste du monde, ce dernier exercice de Kurosawa sera exploité sous la forme de deux longs-métrages opposés et complémentaires, un premier d’environ 2h00 suivi d’un second plus long (puisqu’il comporte la conclusion) de 2h30. La tentative de distribution est courageuse mais le succès (du moins critique) est espéré après que le film ait été acclamé dans plusieurs festivals prestigieux comme la Mostra de Venise, le TIFF de Toronto, ou le Festival du film asiatique de Deauville…
Les mots qui résument le mieux cette fresque télévisée dénaturée en un diptyque filmique sont « l’audace », « l’intelligence » et « l’ambition ». Kurosawa a vu grand dans cette saga dramatique suivant au total cinq personnages, quatre enfants et une adulte. Dans une petite école d’un paisible village japonais, une fillette joue avec ses amies au ballon. Un inconnu arrive et requiert l’aide de l’une d’entre elles pour une menue tâche. Quelques heures plus tard, ne la voyant pas revenir, le petit groupe s’avance vers le gymnase. Il retrouve le corps inanimé de leur amie, violée et assassinée. Choc traumatique, toutes les jeunes filles oublient le visage de ce terrifiant agresseur. Désespérée, la mère de la jeune victime les convoque et scelle un pacte avec elles, leur imposant un lourd fardeau. Elles devront faire pénitence toute leur vie de ne pas avoir pu aider la police à retrouver l’assassin. Chacune des quatre protagonistes du film va grandir avec ce drame de l’enfance et se structurer avec ses fêlures. Deux veulent se souvenir. Deux autres préfèrent oublier. Et au milieu de ça, un cinquième personnage, la mère, qui reste présente en arrière-plan. Sur cinq épisodes, Shokuzai va suivre le parcours de chacun des protagonistes, des quatre enfants à la mère meurtrie et notamment ce que tous sont devenus 15 ans plus tard, et comment ont-ils pu évoluer avec ce poids du passé qu’ils gèrent tous différemment, avec deux tendances majeures qui forment les deux bras de cette œuvre ample. Oui, Shokuzai est ambitieux, d’autant que Kurosawa essaie d’injecter à cette colossale réalisation tragique, les thématiques qui jalonne son cinéma avec en prédominance, la notion de Destin. Le cinéaste a d’ailleurs avoué ne pas aimer ce titre de Shokuzai qui lui a été imposé, terme signifiant « pénitence ». La connotation religieuse de la chose le dérangeait, lui qui préférait aborder cette histoire monstre, sous un angle moins théologique et plus existentialiste, par celui du destin à travers les années et sur la façon dont il viendra se venger sur les personnages, comme Kurosawa le dit si bien.
Shokuzai se présente donc en deux parties. La première intitulée « Shokuzai – Celles qui voulait se Souvenir » puis la seconde, « Shokuzai, Celles qui voulaient oublier« . La première comporte à son début le prologue et la dernière, la conclusion, centrée sur la mère. Avec ce vaste drame bouleversant, Kurosawa traite du deuil, de la façon de l’appréhender avec le temps, de la douleur psychique, de la notion de traumatisme, de la construction du soi incorporant un drame fondateur avec lequel il faut composé, de la destinée, tout en déployant une critique de la société japonaise et une magistrale poésie de l’épure. Les thématiques « nourritielles » de cette vertigineuse saga moralement lourde, sont fortes et complexes à traiter avec intelligence sans tomber dans la facilité de la psychologie de comptoir. Le désormais diptyque s’applique à révéler la dualité de l’appréhension du deuil entre ceux qui préfèrent se souvenir, garder le drame au fond d’eux pour se construire émotionnellement avec lui dans un sentiment de respect immuable envers un souvenir rôdant de façon presque fantomatique et ceux qui, au contraire, préfèrent oublier, passer à autre chose, laisser sur le bas côté un poids qui ne leur sera d’aucune utilité dans leur volonté d’aller de l’avant et de se construire. Deux choix compréhensibles et respectables en soi. Chaque volet développé selon des styles tous très différents, va s’attacher à mettre en lumière les conséquences psychologiques différentes d’un personnage à l’autre, sur les différents protagonistes impliqués dans le drame originel en montrant bien qu’au fond, tous ont eu à souffrir d’un événement traumatisant. De ceux qui préfèrent se souvenir à ceux qui préfèrent oublier, tous ont encore quelque part ce drame en eux car rien que l’acte d’essayer d’oublier montre bien que l’on se souvient encore. Et c’est sans compter sur cette « mère » récurrente qui de toute façon sera là pour remettre l’événement en perspective dans leur vie, même des années après. Et chacune des ficelles tirées, chacun des récits développés à partir du point de départ déployé avec une force glaçante dans le prologue, sorte d’épisode 0, sera empreint de drame, avec la mère comme fantôme récurrent et rôdant, traversant les vies de ces pauvres êtres marqués à jamais. Mais Kurosawa va doubler chacun de ses récits d’une empreinte de symbolisme fortement marquée. Chaque histoire traitée sera sans cesse traversée par des notions existentielles et presque philosophiques entre la jeune fille qui refuse de grandir et préfère devenir une poupée, celle qui évolue avec une colère en elle difficilement maîtrisable, celle qui deviendra une sorte d’ours sauvage cachant une profonde sensibilité et envie de vengeance ou celle qui développera un goût pour la perversion masquant faussement sa fragilité psychique. Finalement, tous ces personnages seront traumatisés d’une façon ou d’une autre et aucun ne pourra échapper à son destin qui sera d’évoluer avec cette cassure de jeunesse, cette fêlure dans leurs fondations psychologiques qui ne pourra être résorbée et qui grandira avec elles.
Difficile de ne pas voir dans Shokuzai, l’ampleur phénoménale de la fresque livrée par Kiyoshi Kurosawa. En cinq épisodes (pour nous, un duo de longs-métrages), le japonais livre une œuvre dantesque, monumentale et très ambitieuse, traversée de fulgurances et articulée autour d’une mécanique existentialiste faite de symbolismes et de portraits humains puissants soutenant un sens profond et une belle réflexion humaine. L’absurde y côtoie la tragédie, la comédie est voisine du thriller et le tout est une œuvre imposante, diversifiée et glaciale, dont on mesure toute la grandeur après coup. Pourtant, il faut bien admettre que sa découverte est difficile et ne se fait pas sans heurt. Si le public japonais a eu droit à une découpe plus digeste, en cinq épisodes diffusés de façon hebdomadaire, nous, public occidental, allons devoir faire avec deux films massifs qui tirent un peu vers le pesant. Souvent long, très long, parfois langoureusement bavard et pas toujours bien condensé dans son rythme faisant perdre de la force aux émotions présentées, le diptyque Shokuzai aurait peut-être gagné à malheureusement être légèrement dénaturé en envisageant une version plus courte sans pour autant lui faire perdre de son essence, de sa consistance mais seulement pour lui faire gagner en densité là où certaines séquences s’étirent alors que d’autres sont trop rapidement expédiées (comme le « pacte »). Car cette œuvre, tout aussi pharamineuse et intelligente soit-elle, accumule les longueurs qui n’étaient peut-être pas très visibles en mini-série (au montage très différent rien qu’avec ce retour sur le passé du point de vue de chaque personnage en début d’épisode) mais qui se font ressentir dans le long-métrage surtout si les deux volets sont enchaînés l’un à la suite de l’autre. Les histoires en elles-mêmes ne sont pas toutes au même niveau de puissance et d’intérêt et le final déploie une histoire emberlificotée un peu tirée par les cheveux brisant l’épure narrative jusqu’ici à l’honneur.
Mais pour être totalement honnête, Shokuzai est un grand travail de Kiyoshi Kurosawa qui fait preuve ici d’un talent monstre pour réussir à donner du corps et un sens à ce monument profond et complexe où les éléments se mettent en place alors que le sens global se dessine progressivement. Shokuzai nous immerge dans son postulat et dans sa culture nippone non sans fascination et magnétisme même si la longueur de la chose les mettent à rude épreuve. Cette œuvre titanesque d’un artiste courageux, requiert du coup beaucoup d’exigence de la part du spectateur pour réussir à encaisser un tel pavé lourd et imposant de plus de 4h30 où il aurait été certainement possible de tailler un peu dans le « gras ». Tout n’est pas passionnant, captivant ou haletant à la même échelle, à commencer par un dernier chapitre (sur la mère) nettement inférieur au reste. La destruction de soi et d’autrui, au centre de cette histoire d’êtres psychologiquement abîmés, était un sujet défi à la mesure du talent de cet artisan sincère qu’est Kiyoshi Kurosawa. Il relève le pari non sans peine et Shokuzai est à l’arrivée un colossal travail de titan admirable, certes compliqué à appréhender même avec une profonde motivation, mais un grand film quand même sur le mal être face à la tragédie. Le genre de grand film qu’il est difficile de soutenir d’un regard captivé sur la longueur à cause de ses lenteurs nombreuses, mais qui est d’une immense et extrême richesse intrinsèque.
Bande-annonce :