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LEILA ET SES FRERES de Saeed Roustaee : la critique du film [Cannes 2022]

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Spectateurs


Nom : Leila’s Brothers
Père : Saeed Roustaee
Date de naissance : 2021
Majorité : 24 août 2022
Type : sortie en salles
Nationalité : Iran
Taille : 2h45/ Poids : NC
Genre : Drame

Livret de Famille : Taraneh AlidoostiNavid MohammadzadehPayman Maadi

Signes particuliers : Magistral, l’un des plus grands films de l’année.  

Synopsis : Leila a dédié toute sa vie à ses parents et ses quatre frères. Très touchée par une crise économique sans précédent, la famille croule sous les dettes et se déchire au fur et à mesure de leurs désillusions personnelles. Afin de les sortir de cette situation, Leila élabore un plan : acheter une boutique pour lancer une affaire avec ses frères. Chacun y met toutes ses économies, mais il leur manque un dernier soutien financier. Au même moment et à la surprise de tous, leur père Esmail promet une importante somme d’argent à sa communauté afin d’en devenir le nouveau parrain, la plus haute distinction de la tradition persane. Peu à peu, les actions de chacun de ses membres entrainent la famille au bord de l’implosion, alors que la santé du patriarche se détériore.

NOTRE PALME D’OR

NOTRE AVIS SUR LEILA ET SES FRERES

Il y a trois ans, le nom de Saeed Roustaee était encore inconnu. Jusqu’à La Loi de Téhéran, son second long-métrage, salué internationalement. Petite claque à la maîtrise cinématographique époustouflante, le thriller policier avait propulsé très haut le jeune cinéaste iranien (30 ans à peine). Les projecteurs se sont soudainement braqués sur celui qui désormais, n’exerce plus dans l’ombre d’un populaire Asghar Farhadi, mais s’impose comme son égal. Témoin de l’ascension d’un prodige à suivre, Leila et ses frères, son troisième film, a intégré la prestigieuse compétition officielle cannoise… dont il est reparti inexplicablement bredouille. Ne pas avoir su récompenser le génie de cette œuvre fleuve aussi intelligente que puissante est un manquement presque honteux de la part du soi-disant « plus grand festival du monde » comme Cannes aime tant s’auto-qualifier.

Sur près de trois heures, Saeed Roustaee nous plonge dans la descente aux enfers d’une famille de Téhéran portée à bout de bras par Leila, qui se débat quotidiennement pour supporter ses parents et ses frères, incarnations d’une société à la dérive. Le tableau est riche. Un père âgé déconnecté du monde et qui n’a d’yeux que pour les traditions, aussi dérisoires soient-elles. Une mère avec qui elle entretient des rapports très conflictuels. Et des frères, tous au chômage. Alireza, celui qui prend toujours la fuite pour éviter les problèmes. Parviz, l’empâté qui manque de caractère. Farhad, qui a troqué son cerveau pour des muscles. Et Manouchehr, brillant dans sa tête mais roi des combines foireuses. Au centre de tout ça, Leila, qui trime pour ramener de l’argent, qui s’échine à la tâche à la maison, qui essaie de trouver des solutions, qui se démène pour secouer ce microcosme rongé par une misère endémique, sans perspective d’avenir.

Leila et ses frères est bâti comme une immense fresque familiale. Et le génie de Saeed Roustaee est le ciment qui érige l’édifice très haut dans la galaxie des très très grands films de cette année 2022. La complexité que le cinéaste parvient à injecter tant dans son histoire que dans ses personnages ou son propos dominant, donnerait presque une sensation de vertige. A travers le portrait élargi de cette famille aux abois symbolique des classes populaires iraniennes qui pataugent, c’est une peinture générale et profondément lucide de l’Iran d’aujourd’hui que dresse le cinéaste. Une Iran coincée entre traditions et modernisme, une Iran lourdement patriarcale, une Iran irrationnelle qui n’écoute pas, qui ne s’élève pas, qui ne cherche pas à avancer. Une Iran où anciennes et nouvelles générations ne s’entendent plus. Une Iran où les plus faibles sont les premières victimes d’enjeux géopolitiques qui les dépassent. Une Iran où la femme est écrasée, quand bien même la solution viendrait d’elle. Ce qui fascine le plus dans Leila et ses frères, c’est l’extrême densité d’un récit qui exploite chacune des 165 minutes qui le composent, pour raconter quelque chose de fort.

Si la majorité des personnages sont masculins, c’est bel et bien Leila, la seule fille de la fratrie, qui est le vecteur de tout. Elle est la voix de la raison que l’on n’écoute pas, elle est la bosseuse que l’on dénigre, elle est celle qui cherche à tirer tout le monde vers le haut, prenant le relai de frères trop lâches pour se remuer par eux-mêmes. Une femme s’impose comme un chef de file et la locomotive d’hommes incapables, tel est l’un des sujets audacieux d’un film qui va loin dans son impertinence envers les codes établis. Respecter son père ? Oui, mais s’il a tort ? Respecter ses frères ? Oui, mais s’ils se trompent ? Dans le récit d’une impuissance durant un combat décourageant, le dévouement de Leila est aussi admirable que déchirant, offrant des scènes d’une émotion dévastatrice quand la rage de sortir les siens de leur condition la met face à des montagnes infranchissables, qu’elle va quand même tenter de gravir au courage. Exceptionnelle dans le rôle, Taraneh Allidousti est la lumière du film, le phare qui attire la caméra de Roustaee et le cœur battant d’une histoire vibrante que le cinéaste filme sans déchet, avec une intelligence constante, avec une virtuosité discrète. Car oui, du haut de ses 32 ans (seulement !), Roustaee confirme son impressionnante maîtrise cinématographique déjà à l’œuvre sur La Loi de Téhéran, et qu’il affine encore en la rendant moins « visible » mais encore plus pertinente. La marque des grandes mises en scène.

Roustaee explique que son intention première était avant tout de raconter une histoire. C’est ce qu’il fait avec brio, captivant sans cesse le spectateur en lui ménageant un intense suspense intimiste creusé dans les destins de tous ses personnages, sans jamais en délaisser un sur le bord de la route. Le fond vient ensuite, et quelle profondeur résonnante ! A la fois dans une posture critique et d’attachement envers son pays, Roustaee évoque des anciens incapables de voir la stupidité de leur soumission aux traditions, mettant en péril tout avenir possible uniquement pour respecter des futilités. Il évoque une jeune génération incapable d’entreprendre comme trop accablée et figée par le poids d’un destin qu’elle ne parvient pas à affronter les yeux dans les yeux. Il évoque la position de la femme, soumise, mésestimée, peu écoutée, sans valeur, quand bien même elle a ou incarne la solution aux maux. Témoin, la tenace Leila qui doit affronter toute sa famille pour faire entendre une raison pourtant imparable de rationalité. Il évoque enfin la misère dans laquelle s’empêtre un pays victime des sanctions étrangères (américaines en particulier) qui, bien évidemment, impacte surtout les plus faibles, le peuple d’en bas.

Dur, cruel, profondément amer et pourtant illuminé par une poésie dramatique poignante, Leila et ses frères est un coup de poignard en plein cœur doublé d’une réflexion passionnante. Formidable et puissant, notre Palme d’Or à nous à défaut de celle de Cannes et la confirmation que le cinéma iranien tient un formidable réservoir de talents (on pense aussi à Abbas Amini par exemple) derrière un renommé Asghar Farhadi, dont le travail paraît de plus en plus compassé face à la vitalité de ce genre de pépites plus modernes et virtuoses.

Par Nicolas Rieux

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