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ENTRETIEN AVEC RAMIN BAHRANI à propos du film « 99 Homes » [Festival de Deauville]

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Spectateurs

ramin_bahraniA l’occasion du festival de Deauville où était présenté son nouveau film 99 Homes avec Michael Shannon et Andrew Garfield, nous avons pu rencontrer le réalisateur Ramin Bahrani, qui est revenu en détails sur ce 6eme long-métrage, lauréat du Grand Prix du festival. Une interview passionnante, tout en profondeur et en cinéphilie. 99 Homes sortira début 2016 en e-cinema sous la bannière Wild Bunch.

L’histoire : Un homme, dont la maison a été saisie par la banque, se retrouve à devoir travailler avec le promoteur immobilier véreux responsable de son malheur.

Pourquoi avoir voulu raconter cette histoire en particulier ?

Ramin Bahrani : A la base, c’était parce que je voyais l’économie mondiale sans dessus-dessous et parce que je voyais les conséquences de la crise. Je voulais savoir ce que c’était de l’intérieur, au-delà des statistiques. J’ai commencé à faire des recherches, je suis allé en Floride, j’ai passé du temps avec des vrais agents immobiliers, j’ai remarqué que tous ceux qui s’occupaient des expulsions portaient des revolvers. J’ai passé du temps dans les motels autour de Disneyland. En fait, dans l’ombre de Disney, vous avez des motels avec des prostitués, des gangs… Et au milieu, des familles de classe moyenne, des mères, des pères, avec des enfants, qui vivent dans ces motels pas chers. La structure du film est venue assez vite, dès ma première semaine passée en Floride. J’ai voulu faire un drame social. C’était un sujet assez sombre et déprimant mais j’ai très vite senti que ce serait plus un thriller. C’est un genre que je n’ai jamais approché par le passé. Donc, artistiquement parlant, c’était assez excitant de faire ça. Mais aussi, il y avait le fond du film, la relation entre les personnages de Michael Shannon et d’Andrew Garfield. Une sorte de relation à la père-fils ou de mentor-apprenti, dans un milieu corrompu. Le mélange drame social et thriller est venu au cours des recherches. Vous ne pouvez pas avoir d’idées préconçues quand vous approchez un sujet. Je connaissais un peu les histoires de corruption au niveau des banques et du côté de Washington, mais c’était très différent de voir à quel point la corruption est présente sur le terrain, dans le monde des agents immobiliers. Elle est partout, du côté des propriétaires de terrains, de maisons, dans les lois. Ça, plus la violence de tout ça. Vous allez sur Youtube et vous voyez des gens qui tirent depuis leurs maisons ou qui se suicident, pour sauver leurs maisons. C’est comme ça que ça se passe et j’ai suivi cette idée. Et sur le tournage, avec mon directeur photo, Bobby Bukowski, nous voulions souligner sans arrêt l’émotion des acteurs. Nous avons beaucoup travaillé à la SteadyCam pour suivre l’émotion des personnages. Parfois, nous faisions de longue prise, comme la scène d’ouverture où nous avons essayé de fondre les acteurs dans le chaos de cette scène d’expulsion.99_Homes_Movie_Poster

Concernant tous les acteurs que l’on voit au second plan, c’était tous des comédiens ou il y avait des acteurs amateurs ?

Ramin Bahrani : C’est un mix. Il y a des acteurs professionnels et des acteurs non-professionnels. J’ai souvent fait jusqu’à présent, des films avec des acteurs non-professionnels, donc j’ai une longue histoire par rapport à ce genre d’expérience. Par exemple, dans les scènes d’expulsions, le shérif qui accompagne Michael Shannon, est un vrai shérif qui a l’habitude de conduire des évictions. Il en a fait beaucoup. Les gens qui forment l’équipe de Rick Carver (Michael Shannon – ndlr), ceux qui s’occupent de vider les maisons, un seul est un vrai acteur, les autres, c’est leur vrai métier. Quand Andrew Garfield fait des expulsions, il y avait un vrai acteur et toutes les autres personnes n’en étaient pas. Je ne disais jamais à Andrew qui était l’acteur et qui ne l’était pas. Du coup, il supposait que tout le monde était de vraies personnes et ça renforçait son jeu. Le vieux monsieur par exemple, je lui ai dit que c’était une vraie personne âgée qui souffrait de démence. Parce qu’expulser une véritable personne âgée atteinte de démence, c’est quelque-chose d’horrible. Je voulais vraiment que tout fasse vrai. Le shérif, par exemple, sa façon de défoncer les portes avec le pied… Aucun acteur ne peut faire ça, en vrai. Il n’y a qu’un shérif pour savoir comment faire ça en vrai. Il avait cette puissante autorité naturelle.

Il y a quelque-chose de fascinant, dont on a parlé avec Michael Shannon. Son personnage est quelqu’un de très cynique, et pourtant, en tant que spectateur, on n’arrive pas à le détester. Vous ne le jugez pas et vous le présentez juste comme un pion dans le système…

Ramin Bahrani : J’aime Rick Carver. Je ne suis pas forcément d’accord avec ce qu’il fait, il dépasse souvent les limites légales et morales, mais je me sens mal pour lui. Son personnage est lointainement inspiré par un vrai agent immobilier que j’ai rencontré, et avec qui Michael a passé du temps. Dans la scène d’ouverture, il y a ce long plan où l’on voit Rick très froid, très cynique, dépourvu de toute émotion face à la scène. Vous pouvez deviner instantanément qu’il est torturé. Quand vous le voyez découvrir les corps, vous sentez qu’il souffre. Il n’aime pas ce qu’il fait, mettre les gens hors de chez eux, spéculer sur leurs propriétés. Il dit que si c’est pas lui, quelqu’un d’autre le fera. C’est l’une des premières phrases qu’il prononce. Et c’est pour ça que je pense que Michael Shannon est l’un des plus grands acteurs au monde, aujourd’hui. Quand il a joué ce dialogue, il a rajouté une ligne de dialogue et je souriais derrière mon moniteur, car c’est une phrase que nous avait vraiment dit cet agent immobilier qui nous a inspiré. Un mois plus tard, Michael s’en souvenait encore.

Vous aviez en tête Michael Shannon dès le départ, pour ce rôle ?

Ramin Bahrani : Non, je n’aime pas écrire un script en ayant déjà quelqu’un en tête. Je trouve que ça limite l’imagination. Mais quand Michael a accepté le rôle, j’ai réécris le scénario, surtout son personnage, pendant deux mois.

C’était très intelligent ! ajoute Michael Shannon qui passait par là…99 HOMES

Ramin Bahrani : Vous voyez ce qu’il se passe là ? Vous voyez ce sens de l’humour ? Il a un tel sens de l’humour très sarcastique. Je le voulais vraiment dans le film. Michael est tellement génial. Pour certains, il est flippant mais en réalité, c’est quelqu’un de très drôle, de très intelligent, de très aimant. Il a un bon cœur. Il est charmant et séduisant. Il est captivant. Il illumine un film. Le vrai méchant de 99 Homes, c’est le système, pas lui. Les banques s’enrichissent, elles font des erreurs et l’Etat est obligé de les renflouer par millions et finalement, personne ne va en prison ! C’est ce qu’il s’est passé avec Goldman & Sachs. On a dû puiser dans les réserves fédérales pour les renflouer. C’est notre argent à nous, les citoyens. Et on a dû les aider. Pourtant, ces banques ne m’aident pas, elles ne me servent pas. Elles servent uniquement leur gros business, et elles-mêmes. Le personnage de Michael Shannon comprend ça.

Avez-vous regardé des films qui traitent de ce sujet, avant de faire 99 Homes ? Comme Margin Call, Lost River

Ramin Bahrani : Non, je n’ai pas vu ces films. J’ai regardé un documentaire qui s’appelle Inside Job, qui était intéressant. Ces films ne montraient pas certaines réalités, à savoir que certaines personnes étaient juste trop envieuses. Le personnage de Rick Carver met ça en lumière. Il y a une combinaison de plusieurs choses, les prédateurs visant les terrains, l’horrible politique venue directement de Washington, les arnaques des banques, mais aussi l’excès d’avidité de certains propriétaires, c’est tout ça qui a fait de Rick Carver, ce qu’il est. Pour les inspirations, j’étais plus intéressé par les premières minutes de Training Day, le tout début de la relation entre Denzel Washington et Ethan Hawke. Ou sinon, un film comme Wall Street, avec la relation mentor diabolique à élève, ou Les Affranchis. Un autre film de Scorsese également, qui s’appelle Alice ne vit plus ici, pour la partie de vie dans le motel. Pour tourner 99 Homes, j’étais aussi influencé par le Chinatown de Polanski, pour ses mouvements de caméra à la SteadyCam. Un Après-Midi de Chien aussi, pour la fin du film. Les Hommes du Président, également. Le documentaire Ceux de chez nous de Sasha Guitry m’a également aidé pour construire le personnage d’Andrew.99Homes07

La construction du film rappelle fortement la construction archétypale au cinéma, de l’ascension et de la chute. Et comme d’habitude, l’erreur du personnage est au final, d’en avoir voulu trop, de ne pas s’être satisfait de ce qu’il avait. Est-ce selon vous, un mal très américain ?

Ramin Bahrani : L’archétype de l’histoire de Faust est très universel. Peu importe le pays ou la culture, cet archétype est classique. On a souvent vu ce canevas du mentor, du diable, de l’élève-apprenti. C’est un genre qui plaît. Mais on n’a pas souvent vu ce monde là. C’est un monde qu’on connaît mal, je le connaissais mal. La crise, les arnaques… On n’a jamais vu une scène d’expulsion de dix minutes dans un film. Les Raisins de la Colère de John Ford avait un peu traité ce sujet. Une autre de mes inspirations. D’ailleurs, on peut aussi rajouter Ernst Lubitsch dans mes influences. En fait, mon film ressemble un peu au Loup de Wall-Street, vu sous un autre angle. Le film de Scorsese parlait en fond de ces gens qui perdent leurs maisons mais ce n’était pas le sujet. Il en parlait depuis un autre point de vue. 99 Homes parle de l’autre côté de la barrière. Il y a un lien entre les deux films. Pour revenir à Lubitsch… Billy Wilder faisait ça aussi, mais je préfère Lubitsch. Si vous regardez Haute-Pègre (1932 – ndlr), le film commence à Venise. N’importe quel réalisateur commencerait son film à Venise par des plans de gondoles, des canaux, la beauté de la ville… Lubitsch a fait l’opposé. Il commence son film dans les poubelles d’une allée. Et après, on voit les gondoles. On voit un personnage qui ramasse une poubelle et qui va la verser dans une gondole rempli d’ordures… à Venise ! Et là, on voit les gondoles, les canaux. C’est l’opposé de ce que tout le monde aurait fait. Et je m’étais dit que c’est fou d’oser commencer son film par l’opposé de ce que les gens attendent.

Comment vous y êtes vous pris au montage, pour monter le film dans l’idée d’un thriller ?

Ramin Bahrani : J’adore le montage. C’est peut-être ma phase préférée dans le processus. Je voulais un montage rapide, très aiguisé et agressif. Certaines séquences sont longues car je ne voulais pas quitter Michael, il est tellement bon, mais je voulais que la première coupe ait un impact. C’est quand il découvre les corps. Pareil, la scène de l’éviction de Dennis Nash (Andrew Garfield – ndlr), je voulais qu’elle soit montée de façon à désorienter le spectateur, de montrer la violence de la situation et donner une idée de la vitesse à laquelle ça se passe.

Vous montrez que certaines personnes sont aujourd’hui expulsées car ils ont voulu trop avoir. Certains se sont payés des jacuzzis… C’est un peu de leur faute, aussi. Et à un moment, on voit le personnage de Laura Dern, qui est expulsée, et qui se tient là, juste avec sa plante verte. C’est presque idiot, elle n’en a pas besoin mais elle la prend…

Ramin Bahrani : Ce n’est pas le cas de tous mais certains, en effet, ont acheté au-delà de leurs moyens. Certains se sont fait avoir par les taux. D’autres, ont voulu amasser plus qu’ils n’avaient besoin, en prenant des risques. Le film est l’histoire d’un dilemme moral. Que feriez-vous dans une telle situation ? Jusqu’où iriez-vous pour protéger votre famille ? Je pense que personne ne s’attendait à ce que Andrew fasse ça, dans le film. Et je pense que les gens qui regarderont le film, ne voudraient pas participer à ce système d’expulser des gens, jamais. Mais c’est tout le problème du film. Peut-être que j’y serai contraint si je le devais. C’est là que l’empathie avec le personnage de Michael Shannon se crée, malgré qu’il soit corrompu. Comme vous le disiez, il est juste un maillon de la roue.

Un grand merci à Ramin Bahrani, aux équipes du Public System Cinema, à Anne-Sophie, Aïda et Alexis, aux autres intervenants de cette table ronde, ainsi qu’à Wild Bunch pour cet entretien.

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