A l’occasion de la sortie de Madre, le nouveau film du réalisateur espagnol Rodrigo Sorogoyen (Que Dios nos Perdone, El Reino), nous avons rencontré le cinéaste à l’occasion de son passage à Paris pour la promotion du film lors d’une table ronde en compagnie de Oriane Mignot (Silence-Moteur-Action), Thomas Périllon (Le Bleu du Miroir), Victorien Daoût (Culture aux Trousses).
Synopsis : Dix ans se sont écoulés depuis que le fils d’Elena, alors âgé de 6 ans, a disparu. Dix ans depuis ce coup de téléphone où seul et perdu sur une plage des Landes, il lui disait qu’il ne trouvait plus son père. Aujourd’hui, Elena y vit et y travaille dans un restaurant de bord de mer. Dévastée depuis ce tragique épisode, sa vie suit son cours tant bien que mal. Jusqu’à ce jour où elle rencontre un adolescent qui lui rappelle furieusement son fils disparu…
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Comment fait-on, en français ou en espagnol ?
Rodrigo Sorogoyen : On va faire un mélange !
Madre est le prolongement de votre court-métrage éponyme. Comment s’est passé le travail d’adaptation pour en faire un long-métrage ?
Rodrigo Sorogoyen : Alors pour moi, ce n’est pas vraiment une « adaptation » en fait. C’était quelque chose de très simple d’une certaine manière, le court-métrage a donné la première scène du film et on a imaginé de manière tout à fait libre, ce qui pouvait se passer après. On aurait pu imaginer un film complètement différent mais le rapport entre le court et long, ce que vous appelez « adaptation », aurait été le même. Pour moi en tout cas, c’est un scénario original, totalement libre. Le court-métrage n’est que le point de départ et après, on a imaginé ce qui pouvait se passer dix ans après. Mais c’est drôle car cette année aux Goyas [l’équivalent des César en Espagne – ndlr], on s’est retrouvé dans la catégorie « Meilleur Scénario Adapté ». On a tous dit que c’était une œuvre originale mais le règlement des Goyas stipulait que si tu te bases sur un matériau préexistant, tu dois être dans la catégorie « adaptation ». Et comme il y avait une œuvre préexistante avec le court-métrage…
Dès le début du projet vous avez tout de suite su que vous alliez faire un drame ou vous avez pensé à un moment, que cela pouvait être éventuellement un thriller ?
Rodrigo Sorogoyen : Je ne peux pas vous dire. On savait qu’il y avait des éléments de thriller et on savait que c’était un drame, une histoire d’amour aussi. Avec Isabel Peña ma coscénariste, on se regardait parfois en se demandant « qu’est-ce qu’on était en train de faire ». On ne localisait pas vraiment de quel genre relevait ce film. Chaque fois qu’on pensait savoir, on se rendait compte qu’on ne savait pas. Il faut dire qu’en Espagne, les films sont très formatés, très fermés sur un genre précis. En France aussi, je crois. Je parlais hier de cinéma avec Marina Foïs et elle m’a dit ça. Chaque fois que tu fais un film qui change un peu, qui mélange plusieurs genres, c’est considéré comme « spécial » en Espagne. En tout cas, nous, on voulait faire un « drame-thriller-romantique ».
La comédienne, Marta Nieto, est la même que pour le court-métrage. Vous aviez dit avoir trouvé son jeu très intéressant et qu’elle avait apporté quelque-chose. A t-elle participé à l’écriture ?
Rodrigo Sorogoyen : Non, pas à l’écriture du scénario. Avant de lui proposer le rôle, j’ai vu en elle quelque chose de très intéressant. Elle pouvait apporter sa force, sa sensibilité, son expérience. Quand on a fait le court-métrage, elle était elle-même mère célibataire d’un enfant de six ans. Comme le personnage. Elle n’avait donc qu’à imaginer comment elle se serait comportée dans une telle situation, elle n’avait pas à composer un personnage. Le court-métrage semble difficile [car la scène est difficile – ndlr] mais en réalité, pour elle, il a été plus facile que le film car dans le film, elle doit composer un personnage pour le coup. Jamais elle n’a eu à vivre ce que vit et ressent son personnage. Le court-métrage, c’était elle et il fallait juste qu’elle imagine ce qu’elle ferait dans cette situation.
Vos trois derniers films sont de genre très différents : polar, thriller politique, drame personnel. Est-ce que vous pensez vos films en terme de genre ? Qu’est-ce que cela implique dans votre travail ?
Rodrigo Sorogoyen : Je crois que cela implique que je veux chercher tout le temps, je veux changer tout le temps. Sinon, je m’ennuie. En fait, je m’ennuie devant les films des réalisateurs qui ne se renouvellent pas. C’est comme un journaliste qui me poserait toujours la même question, on finirait par ne parler de rien. Je ne veux pas que le spectateur attende de moi le même film à chaque fois. En Espagne, El Reino a été un grand succès mais plein de personnes sont passées à côté de Madre. Ce que je veux surtout éviter, c’est la répétition.
On sent que vous avez pioché dans différentes influences, autant dans le cinéma que dans la peinture, certains plans m’ont rappelé Edward Hopper par exemple, même si son style était plus urbain. Aviez-vous déjà en tête avant le tournage, une idée de la « coloration » que vous voudriez donner au film ?
Rodrigo Sorogoyen : Mon processus de travail, c’est de me rendre compte des choses petit à petit. Je ne décide pas à l’avance. Je crois que la scène la plus « Hopper » du film, c’est celle avec Anne Consigny dans le bar. Je la vois et je peux me dire « ça, c’est du Hopper ». Mais ce n’est pas quelque chose que j’ai réfléchi six mois avant en me disant « je veux que cette scène ressemble à du Hopper ». Ce qui est génial, c’est quand tu trouves quelque chose et que tu peux l’introduire de façon naturelle. Après, il y a des réalisateurs qui font tout le contraire et c’est génial aussi… si tu es capable de le maîtriser. Mais parfois, tu peux aussi commencer un film avec des intentions et finir sur autre chose. C’est quelque chose de génial avec le cinéma ça. Tu mets deux ou trois ans à faire un film. Si tu as déjà tout en tête dès le départ et que tu finis tel quel, c’est horrible parce que tu auras passé trois ans… en fait, non, c’est pas « horrible », pour moi c’est « horrible » car ce n’est pas ma façon de travailler, je m’ennuierai si je faisais ça. Après, si tu te dis « je veux faire exactement comme ça » et que trois années après, tu as tout fait comme prévu, c’est méritant si c’est réussi. Pour moi, je préfère m’enrichir de toutes les personnes que je rencontre, des lieux que je vois au fur et à mesure.
Dans Que dios nos perdone vous dévoiliez la violence tapie chez deux policiers, donc deux représentants de la sécurité. Dans El Reino, vous nous proposiez de voir l’homme caché derrière le politicien corrompu présenté dans les médias. Et enfin, dans Madre, vous nous confrontez à la différence entre les intentions d’Elena vis-à-vis de Jean et celle de leur entourage (voire même la nôtre). A chaque fois, vous semblez donc vouloir interroger notre regard sur la différence entre ce à quoi il a accès, c’est-à-dire les apparences, et ce qu’il ignore, ce qui est plus ou moins caché. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Rodrigo Sorogoyen : Lors du travail scénaristique, nous nous interrogeons sur les personnages sur lesquels nous écrivons, en espérant aussi que les spectateurs s’interrogeront à leur tour, comme nous sur eux. C’est pour cela que nos personnages sont toujours ambigus, qu’ils sont à la fois ni bons ni méchants ou mauvais. Alors que la société scinde les gens entre les bons et les mauvais et, d’une certaine façon, nous contraint à le faire, nous voulons casser ces jugements-là, ce qui met le spectateur en position d’inconfort. Je crois que c’est pour cela que les films que l’on écrit avec Isabel Peña sont des films qui touchent beaucoup les spectateurs mais qui ne sont pas de grands succès, justement parce qu’ils mettent les spectateurs dans cette position inconfortable. Mais ce qui est clair, c’est que l’on veut montrer que les personnages sur lesquels on écrit sont condamnables parce qu’ils nous ressemblent. Et alors, ce qui est intéressant je crois, c’est de comprendre leurs motivations, pourquoi ils en sont arrivés là, mais aussi et peut-être surtout, de comprendre pourquoi la société les condamne.
L’inconfort, c’est même un parti pris que vous assumez jusqu’au bout, jusqu’à la dernière scène, pour laisser ce trouble chez le spectateur. Le film ne donne pas une résolution clé en main au spectateur par exemple…
Rodrigo Sorogoyen : Pour être honnête, je crois qu’on ne connaît jamais à 100% le risque. Tu peux l’imaginer mais tu ne peux pas être sûr. Peut-être qu’on pensait que c’était moins risqué justement. Mais le risque, c’était toujours bien au fond. Après, je trouve que la fin est plutôt fermée, moi. Ou alors, il fallait que je fasse dire exactement les choses aux personnages ? Au cinéma mais aussi partout sur les réseaux sociaux, dans les médias, on est trop habitué à avoir toujours tout d’expliqué. Chaque fois que tu vois un film où le personnage ne dit pas les choses très clairement, on pense que c’est une « fin ouverte ». Là, c’est clair que ce n’est pas ouvert en réalité, on comprend bien les motivations d’Elena. Mais beaucoup de gens m’ont dit qu’ils trouvaient la fin ouverte.
En revanche, dans l’arc narratif entre l’héroïne et cet adolescent, le trouble va rester en suspens là…
Rodrigo Sorogoyen : Pour ce qui est de la partie entre elle et l’adolescent, on peut dire clairement que c’est une histoire d’amour. Une sorte d’amour. Moi avec ma mère, j’ai une histoire d’amour. Avec un ami aussi. Pourquoi doit-on savoir précisément leurs sentiments à chacun ? Je pourrais dire « elle l’aime ». Mais la perception va dépendre de ce que chacun de nous comprend du mot « aimer ». Vous êtes quatre ici, vous avez sûrement quatre façons d’aimer différentes.
Justement, Madre suggère cette relation « particulière » entre une adulte et un adolescent. Vous n’avez pas eu peur de déranger voire de choquer les spectateurs avec cette relation très ambiguë ?
Rodrigo Sorogoyen : Peur, non. Mais c’est vrai que je suis quelqu’un qui n’a pas souvent peur de ce genre de choses. Il y a des choses qui me font peur dans la vie mais sur ces questions-ci, j’ai une certaine facilité à ne jamais avoir peur. C’est ce qui me permet d’avancer justement, de ne pas penser à ces considérations. Je fais confiance à l’histoire, au scénario, au spectateur aussi. Je n’ai pas eu peur mais c’est vrai que quand tu commences un film, c’est important de ne pas avoir peur car sinon, tu es paralysé. Et si j’avais eu peur, le film aurait été sûrement différent.
Vous évoquiez le fait que la réception du film en Espagne n’a pas été simple. Est-ce que ce n’est pas aussi du au fait que vous ne donnez jamais au spectateur ce qu’il attend ? Au début du film, on attend des explications sur ce qu’il s’est passé, il n’y en aura pas. Après, on attend un film pathos, très larmoyant, ça n’est pas le cas. Le spectateur attend une chose, vous lui donnez toujours autre chose. C’était volontaire ?
Rodrigo Sorogoyen : Pas volontaire. On était conscient de beaucoup de choses mais pas conscient à 100% de ce que le spectateur allait attendre du film. On ne peut jamais le savoir sauf si tu récites une « formule » sur un film d’action ou sur une comédie. C’est stimulant aussi de découvrir comment le film va évoluer. Mais je crois que c’est quelque chose que j’ai déjà fait sur El Reino ou Que Dios nos Perdones. Moi en tout cas, c’est ce que j’aime voir au cinéma. Si tu fais abstraction du fait que tu risques de perdre des spectateurs, c’est intéressant de prendre des chemins différents.
Vous privilégiez les plan-séquences dans El Reino, il y en a aussi dans Madre. Est-ce que ce choix intervient dès l’écriture, et pourquoi ?
Rodrigo Sorogoyen : Dès mon deuxième film Stockholm, j’ai commencé à accorder de l’importance aux plan-séquences. Je me sens très à l’aise avec cette technique pour deux raisons principales. Un, c’est très pratique parce que l’équipe est très concentrée. Je n’ai jamais vu une équipe plus concentrée que quand tu fais un plan-séquence. Ensuite, il faut toujours savoir pour quelle raison on en fait un, ça ne doit jamais être un acte gratuit. Cela m’est peut-être arrivé pour quelques plan-séquences, mais je suis tout le temps en train de chercher un sens à ce geste. Pour moi, un film comme Birdman d’Alejandro Gonzalez Iñarritu est techniquement incroyable, mais je me sens extérieur quand je le regarde, à cause du plan-séquence, parce que je suis tout le temps en train de me demander comment les prises ont été réalisées. Je suis en train de parler avec le réalisateur au lieu d’être en train de dialoguer avec le personnage. Donc je crois, avec toute mon humilité, que ce n’est pas la meilleure façon de faire. En revanche, je crois que le plan-séquence est la meilleure forme d’expression car elle imite la vie. C’est le temps présent. C’est pour ça que j’ai tourné mon court-métrage Madre en un seul plan. Tu es là, dans la chambre, avec elle, et chaque seconde qui passe, c’est une seconde de tragédie et de tension en plus.
Le film dégage beaucoup de sérénité. Est-ce que c’était important pour vous d’avoir cette sérénité après une introduction si difficile ?
Rodrigo Sorogoyen : Oui, oui, bien sûr. Un, pour le spectateur, deux, pour le rythme du film, trois, pour le rythme interne à Elena, je crois que c’était obligatoire. Et aussi pour donner au spectateur la sensation qu’il s’est passé dix ans. Si tu dis « dix ans après » et que tu pars tout de suite, le spectateur va te dire « attends, attends ! », il n’a pas le temps de trouver les réponses à ses questions. Il faut qu’il puisse comprendre où est l’enfant etc. Donc c’était nécessaire, pour moi, qu’il y ait un rythme très très serein. Aussi parce que dans sa vie, Elena est sereine, dans sa vie, il ne se passe rien. En fait, chaque fois qu’il y a Jean dans le film [le jeune Jules Poirier – ndlr], je bouge la caméra. Par exemple, je commence avec elle sur la plage en steadycam. Mais si la caméra bouge, c’est parce que Jean va arriver. Et quand il est là, il y a des mouvements de caméra, il y a des coupes, il y a des interruptions. Parce que pour Elena, dans sa tête, il y a quelque chose qui s’est interrompu. Mais dans les scènes qui suivent, elle dans le bar, en rentrant chez elle ou à l’intérieur de son appartement, la caméra n’est pas en steadycam mais sur pied. Elle est fixe parce que sa vie est de nouveau arrêtée. On fait des petits mouvements latéraux mais toujours sur pied, sur un même axe. Je voulais tout le temps rechercher ce type de choses. Quand Jean est là, la caméra vole un petit peu.
Avec quelle cinéphilie avez-vous grandi ?
Rodrigo Sorogoyen : J’ai des références très classiques. D’abord, les films des années 1990 quand j’étais enfant. Puis les films américains des années 1970 quand j’étais adolescent. En même temps, j’ai regardé les films que l’on voit quand on est étudiant : la Nouvelle Vague française, le néo-réalisme italien, Bergman, Buñuel, Hitchcock, Kubrick… Je ne peux pas te donner un film en particulier, ce sont des films très classiques.
J’ai lu que votre prochain film sera une coproduction française, comme Madre. Est-ce que vous vous éloignez de l’Espagne ? Que change cet apport de la France dans votre cinéma ?
Rodrigo Sorogoyen : Je crois que je suis très francophile. Je viens ici et je trouve beaucoup de choses objectivement meilleures qu’en Espagne. Pas tout, attention ! Mais en tant que cinéaste, je trouve plutôt ma place ici. Inconsciemment, je suis tout le temps en train de chercher des choses ici, de me rapprocher de la France, de la cinématographique française, du public français. La presse reçoit aussi différemment mes histoires et ma façon de faire du cinéma. C’est vrai, mon prochain film sera aussi une coproduction, mais l’histoire aura un schéma inverse que celui de Madre : les protagonistes sont français et ils arrivent en Espagne. Mais j’ai ena tête, l’idée de travailler encore davantage ici.
Propos recueillis et traduits par Nicolas Rieux
Merci à Rodrigo Sorogoyen, Le Pacte, l’agence Cartel et aux autres participants à cette table ronde.