Carte d’identité :
Nom : Madre
Père : Rodrigo Sorogoyen
Date de naissance : 2020
Majorité : 29 juillet 2020
Type : Sortie en salles
Nationalité : Espagne
Taille : 2h09 / Poids : NC
Genre : Drame
Livret de famille : Marta Nieto, Jules Porier, Frédéric Pierrot, Anne Consigny, Alex Brendemühl…
Signes particuliers : Rodrigo Sorogoyen confirme (encore) tout le bien que l’on pensait de lui.
UNE MÈRE EN QUÊTE DE RECONSTRUCTION
NOTRE AVIS SUR MADRE
Synopsis : Dix ans se sont écoulés depuis que le fils d’Elena, alors âgé de 6 ans, a disparu. Dix ans depuis ce coup de téléphone où seul et perdu sur une plage des Landes, il lui disait qu’il ne trouvait plus son père. Aujourd’hui, Elena y vit et y travaille dans un restaurant de bord de mer. Dévastée depuis ce tragique épisode, sa vie suit son cours tant bien que mal. Jusqu’à ce jour où elle rencontre un adolescent qui lui rappelle furieusement son fils disparu…
Quand on fait une brève radiographie des talents d’aujourd’hui qui éclaboussent le monde du cinéma aux quatre coins du globe, on pourrait citer par exemple Bong Joo-ho (ou Park Chan-wok) en Asie, Pablo Larrain en Amérique du Sud, Xavier Dolan un peu plus au nord, Andreï Zviaguintsev du côté de la Russie, ou encore Rodrigo Sorogoyen en Europe. En quelques années, le cinéaste espagnol s’est forgé une filmographie d’excellence qui en fait l’un des metteurs en scène les plus prometteurs et passionnants du vieux continent. Révélé en 2016 avec son troisième long-métrage, le polar âpre Que Dios nos Perdones, Sorogoyen avait confirmé son extraordinaire talent deux ans plus tard avec El Reino, thriller politique couronné de sept Goyas (l’équivalent des César en Espagne). Avec Madre, Sorogoyen prouve qu’il a cette capacité, souvent propre aux génies, de pouvoir s’attaquer et réussir dans n’importe quel genre. Après le policier ou le thriller, il s’essaie au drame à consonance tragique. Madre, ou l’histoire d’une mère dont le fils a disparu il y a dix ans sur une plage des Landes alors qu’il était en vacances avec son père. Depuis, Elena essaie de se construire, ou plutôt donne le change en survivant sur un équilibre très fragile.
Rodrigo Sorogoyen a brillé dans le polar très noir. Il a brillé dans le thriller politique et il brille aujourd’hui dans la chronique dramatique. Et s’il brille à ce point cette fois-ci, c’est parce que le cinéaste prend complètement à rebrousse-poil tous les codes d’un genre dans lequel il semblait pourtant impossible d’inventer ou de réinventer. Le drame, ce genre fourre-tout où tant de films et de styles divers et variés se mélangent. D’un bout à l’autre de Madre, Sorogoyen fait systématiquement le contraire de ce que l’on aurait pu attendre d’un énième drame familial évoquant la perte d’un enfant. Il nous épargne le pathos/chialade propre au sujet, il esquive toute atmosphère pesante/plombante que l’on aurait pourtant pu croire indissociable de pareille thématique. Il nous épargne aussi toutes les scènes les plus attendues, du descriptif à l’explicatif. A tel point que l’on en vient à se demander où nous emmène exactement ce Madre alors qu’il déroule avec une sérénité et une maîtrise folle, son récit emprunt de tragédie. On en vient à s’abandonner à un film dont on a du mal à cerner précisément le chemin, le point de départ comme la destination. Et même si l’histoire est soumise à un sujet à la gravité lourde, c’est néanmoins agréable d’être confronté à un film imprévisible, mystérieux, différent.
Pourtant, en creux, ce que raconte Madre est classique, et le cinéma l’a déjà mainte et mainte fois traité. Qu’est-ce qui peut-être pire pour une mère, que de perdre un enfant ? Probablement rien. C’est le drame absolu, la déchirure la plus incicatrisable, la douleur la plus assassine qui soit, celle qui peut éteindre toute lueur de vie dans une âme désormais irréparable. A moins de l’avoir soi-même vécu, il est extrêmement difficile de parvenir à rendre avec la justesse la plus authentique, les véritables émotions qui tourmentent dans pareille tragédie. Des émotions qui accablent au départ, puis viennent celles qui restent ensuite. Comme s’il fallait rester debout, lasse et vide, alors qu’une tempête constante souffle dans l’âme et brouille la perception d’un quotidien devenu lointain. Il ne l’a pas vécu lui-même et pourtant, Rodrigo Sorogoyen arrive à approcher le sujet au plus près, comme s’il filmait un cœur meurtri et que les images de son film venait directement des entrailles de la tristesse. Depuis le drame qui l’a presque détruite, son Elena est inconsolable. Elle a tout quitté en Espagne pour venir travailler dans les Landes françaises, dans un restaurant de bord de mer sur la plage où son fils a disparu. Peut-être un moyen d’être plus près de lui en un sens. Peut-être le besoin d’être proche par la pensée pour ne pas oublier. Ou proche du drame par culpabilité. Ou peut-être encore qu’elle espère toujours qu’il réapparaîtra un jour. Cette partie, cet « après-drame », est le corps du film. La première séquence, un petit monument de cinéma sous tension comme on en a rarement vu à l’écran, est en réalité un court-métrage que Sorogoyen avait tourné en 2017. Il y filmait l’appel que recevait une mère de son enfant de six ans, perdu seul sur une plage de France et incapable de retrouver son père qui a lui-même disparu. Le tout en un seul plan-séquence. Le court-métrage avait été nommé aux Oscars et Sorogoyen le replace aujourd’hui en intégralité au début de Madre, avant de le prolonger en long pour développer l’histoire de cette mère accablée.
Dès cette scène d’ouverture viscéralement suffocante, Madre prévient. On n’est pas là pour rire ou pour juste passer un « bon moment ». Cette introduction va donner le tempo d’un film qui sera placé sous le signe de la douleur. C’est à ce moment-là que l’on pourrait croire que se profile un énième drame racle-gorge comme on en a vu mille fois, du genre qui aime l’affliction, les larmes, les ambiances anxiogènes… Mais non. A rebours de ce qui se fait souvent, Madre ne va pas verser là-dedans. Sorogoyen signe un film sur l’espoir, filme une possible reconstruction, les conséquences d’un traumatisme dans la durée et un parcours du combattant pour revoir la lumière après avoir entrevu les tréfonds des ténèbres. Un film qui voudrait s’ouvrir sur du noir pour s’achever sur du blanc. Et au milieu, le portrait de cette mère qui s’est arrêtée de vivre ce « jour-là » et qui aujourd’hui traverse son existence sans vraiment savoir ce qu’elle attend. Le drame, elle y pense tous les jours, il l’habite, il fait parti d’elle autant qu’elle se résume désormais à lui. Elena fait illusion mais l’on sent bien qu’une lumière s’est éteinte chez elle, dans le regard. Fabuleuse de conviction et de justesse, Marta Nieto (actrice surtout connue à la télévision) trouve le ton parfait pour être cette Elena. Impliquée mais jamais dans l’excès, habitée mais avec une subtile réserve qui illustre cette absence de vie, la comédienne magnifie le rôle, le personnage, et porte littéralement le film en lui apportant précisément ce qu’il fallait pour qu’il tienne en équilibre : la retenue émotionnelle.
Mais s’il fallait une grande interprète pour faire « vivre » Elena, il fallait aussi un immense metteur en scène pour raconter et filmer son histoire. Et Rodrigo Sorogoyen se met en mode masterclass. Si l’on peut éprouver quelques difficultés à croire à certains angles du récit qu’il imagine, Madre va néanmoins percer les cœurs tout en s’imposant comme une fulgurance artistique, mais sans jamais faire dans la démonstration gratuite cela dit. Passée l’introduction en plan-séquence (le procédé renforçant le sentiment d’immersion dans l’urgence insoutenable du moment), Sorogoyen va déployer une mise en scène d’une intelligence imparable, très portée sur les longs plans en mouvement où sa caméra aérienne se balade portée par l’air. Comme un moyen artistique d’épouser la perception du monde de son héroïne, qui elle-même se laisse porter, se cherche, évolue avec la grâce de sa dignité. D’une sensibilité à fleur de peau, Madre est un souffle dévastateur qui va scruter comment survivre. Du vide existentiel jusqu’à une rencontre avec un adolescent (qui lui rappelle son fils) et de laquelle va naître une étrange relation à l’ambiguë perturbante. Peut-être la partie narrative que Sorogoyen maîtrise le moins bien si l’on devait chercher un défaut à cet époustouflant Madre, nouveau coup de génie du cinéaste ibérique. Lointainement nourri par le mythe de Phèdre pour la troublante analogie entremêlant désir maternel et amoureux, Madre va explorer une tentative de réparation d’une âme brisée par l’ambiguïté presque malaisante d’une relation borderline. « Presque » seulement par qu’il va se dégager une étrange forme de poésie envoûtante de celle-ci, que Sorogoyen n’impose jamais directement mais suggère avec une gracieuse subtilité, rendant le film encore plus complexe qu’il ne l’était déjà. Car Madre est au moins aussi complexe que les sentiments ravageurs ou contradictoires qui habite son héroïne cherchant une issue à l’enfer, son enfer.
BANDE-ANNONCE :
Par Nicolas Rieux