À Cannes, il n’a pas vraiment pesé dans les débats et c’est bien dommage. Pacifiction, nouveau film du catalan Albert Serra, aurait pourtant pu prétendre à un prix tant ses qualités sont nombreuses. Tant pis, ainsi va la vie à bord du Palais des festivals. Le cinéaste y étale sur 2h45, le travail quotidien de De Roller (Benoît Magimel), Haut-Commissaire de la République à Tahiti. En gros, il représente l’Etat français sur l’île. De réceptions en visites sur le terrain en passant par des rencontres officielles ou officieuses avec le peuple et ses portes-paroles, De Roller gère tel un paternel néocolonialiste attentionné, les relations fragiles avec une population locale à fleur de peau. Il écoute, séduit, anticipe, rassure, manipule ou presse quand il le faut. La rumeur d’une possible reprise des essais nucléaires français sème le trouble et met la communauté insulaire en émoi. De Roller, intelligent et surtout stratège, va devoir gérer ces soubresauts paranoïaques en usant de toute son expérience humaine et politique.
Drame psychologique autour d’une figure d’autorité, chronique portraitiste d’une société inquiète, thriller contemplatif à la tension sourde, faux film d’espionnage et d’enquête ou fiction politique décryptant un remous populaire en devenir, Pacifiction est tout cela à la fois. Et ce mélange élargi de le rendre aussi inclassable qu’insaisissable. Avec son style langoureux et mélancolique (certains diront chiatique et pompeux), Albert Serra signe un film à la lenteur hypnotique et à l’étirement fascinant. Parce que c’est dans cet étirement qu’il vient capter avec génie les détails nourrissant sa moelle substantielle. Il capte un début d’ébullition troublant un calme apparent via le regard de ce haut-commissaire maîtrisant son sujet avec l’adresse d’un équilibriste. Le cinéaste ibérique ne livre pas un film trépidant aux multiples rebondissements mais au contraire, une fiction dont la principale force est justement dans son minimalisme et son absence de rythme, conjugaison rendant l’objet presque documentariste au milieu de son semblant d’onirisme poétique. Ce « flow » comme on dirait en musique, ce rythme lancinant si singulier, n’hésite pas à employer un filmage s’exprimant presque en temps réel, happant ainsi le spectateur dans le cœur d’un quotidien fait de rencontres, d’échanges, de conversations que Serra nous rend complètes, dans leur entièreté, sans raccourcis, sans résumer. Des scènes qui pourraient apparaître ennuyeuses et interminables chez d’autres, mais que Serra parvient à rendre passionnantes grâce à une combinaison d’éléments qui, ensemble, forment ce que l’on appelle la « maîtrise ». D’abord, elles racontent et veulent toutes dire quelque chose. Ensuite, ce choix volontaire d’un anti-rythme nourri une immersion réaliste, soutenue par un sentiment de tension flottante rendue palpable par un regard puisant dans les détails de quoi dessiner ses intentions. Et enfin Benoît Magimel bouffe l’écran, occupe l’espace avec une aisance sidérante, servant de véhicule à cette exploration d’une société à la stabilité précaire nichée dans un film montrant que la paix sociale est fragile. Et la gérer est un exercice de chaque instant aussi délicat que tortueux.