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DE ROUILLE ET D’OS de Jacques Audiard – critique (drame)

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Nom : De Rouille et d’Os
Parents : Jacques Audiard
Livret de famille : Marion Cotillard (Stéphanie), Matthias Schoenaerts (Ali), Armand Verdure (Sam), Céline Sallette (Louise), Corinne Masiero (Anna), Bouli Lanners (Martial)…
Date de naissance : 2012
Nationalité : France
Taille/Poids : 1h55 – 20 millions €

Signes particuliers (+) : Une grande sobriété et retenue dans le dramatique. Des personnages forts interprétés par des comédiens exceptionnels.

Signes particuliers (-) : Une dernière partie qui décrédibilise tout le travail fait jusqu’alors.

 

DÉROUILLÉE D’ORQUES…

Résumé : Ali trouve refuge à Antibes, chez sa sœur. Il est pauvre et a un fils de cinq ans sur les bras dont il ne sait comment s’occuper. Ali est, où plutôt était boxeur. Il essaie de trouver de petits boulots pour survivre. Engagé comme videur de boîte de nuit, il fait la connaissance de Stéphanie, qu’il extirpe d’une bagarre. Il la ramène chez elle, lui laisse son numéro. Quelques mois plus tard, elle l’appelle. Entre temps, Stéphanie, dresseuse d’orques dans un parc aquatique, a été victime d’un accident. Elle n’a plus de jambes…

Cinéaste courageux dans un pays qui ne l’est pas des masses, Jacques Audiard est devenu ces dernières années, presque une marque de fabrique gageure de qualité. Le cinéaste de Regarde les Hommes Tomber et d’un Héro Très Discret a vu sa côte de popularité auprès des critiques comme du public s’emballer tour à tour avec Sur mes Lèvres, De Battre mon Cœur s’est arrêté et enfin Un Prophète, consacré d’un Grand Prix du Jury au Festival de Cannes. La trajectoire du cinéaste est en constante progression au diapason de son statut devenant de plus en plus « tendance ». Et forcément désormais, un nouveau Audiard, ça se guette, ça fait parler, ça attire les regards. Le cinéaste est une sorte d’incarnation d’une nouvelle génération (amusant, lui qui a quand même soixante ans) osant un cinéma plus ambitieux sans ronger sur la qualité, formelle et thématique. Et bien sûr, comme tout cinéaste tendance et à la mode, son nouvel opus prend le chemin du Festival de Cannes qui aime convier les metteurs en scène pour qui il se prend d’affection, peu importe ce qu’ils font. Présenté en compétition officielle, le film quittera la manifestation bredouille mais en ayant fait le buzz, aidé par une belle campagne marketing qui du coup, lui annonce un beau destin puisqu’il cartonne en salles depuis, avec en point de mire, probablement le meilleur score au box-office pour son auteur. C’est au recueil de nouvelles de l’auteur américain controversé Craig Davidson, Un Goût de Rouille et d’Os, que s’attaquent Audiard et son scénariste Thomas Bidegain (déjà associés sur Un Prophète) levant le voile sur le drame de l’handicap et de la façon dont le basculement est vécu par le prisme d’une jeune femme perdant brutalement ses jambes dans un accident sur son lieu de travail. On a eu récemment la comédie Intouchables qui, soi-disant, derrière ses apparats de grand moment de rigolade cherchait à faire passer un message sur la condition des infirmes, voici venir le drame cette fois-ci. Et à n’en pas douter, avec Audiard, il y a de forte chance que le message soit plus puissant, plus profond. Côté casting, le cinéaste fait appel à une tête d’affiche, la plus fameuse qui soit en France à l’heure actuelle, Marion Cotillard, qui agace autant qu’elle ne fascine et déplace les foules. L’actrice, qui souhaitait à tout prix tourner dans le film, a dû même ruser pour s’échapper discrètement du tournage du prochain volet de The Dark Knight de Christopher Nolan, pour venir tourner avec le réalisateur français, anecdote qui aura, en un sens, une certaine importance car pouvant expliquer certaines choses. Face à elle, dans ce tête à tête entre deux âmes écorchées vives, le belge Mathias Schoenaerts, révélation du récent Bullhead. Les deux comédiens vont interprétés deux personnages librement créés pour cette adaptation puisqu’ils n’existent pas dans le roman originel. D’ailleurs, Audiard va prendre de sérieuses libertés avec le matériau dont il s’inspire, privilégiant le fond à la forme dans sa libre transposition. Alors, le nouvel Audiard… Chef d’œuvre ? Déception ? Confirmation ou ratage ? Les deux échos semblent avoir été entendu.

Sans convaincre vraiment et sans emporter une totale adhésion à l’instar de son précédent Un Prophète, De Rouille et d’Os est mitigé. Comme à son habitude, Audiard refuse la facilité, évite l’écueil du mélo ultra-démonstratif comme on aurait pu s’y attendre venant de la grande majorité des pseudo-cinéastes français aimant faire pleurer dans les chaumières afin de glaner un espéré César. Audiard se lance dans le sillage de deux personnages, chacun meurtri ou en proie à leurs démons, mais dont la rencontre produire un petit quelque chose de poétique. Une fois de plus, le cinéaste émerveille par la beauté de ses images, mêlant une esthétique léchée où les effets chic sont dilués avec subtilité dans une mise en scène qui transpire la prose imagée, la poésie à la fois sensorielle, émotionnelle, visuelle. Cette rencontre, c’est celle d’Ali, homme assez primitif voire inconsciemment égocentrique dans sa façon de satisfaire ses besoins sans trop se rendre compte de son entourage, survivant dans une vie qui ne lui a pas fait de cadeaux et avec un enfant sur les bras dont il ne sait pas trop comment s’occuper, lui homme maladroit ayant surtout appris à s’occuper de lui-même avant tout, et de Stéphanie, jeune femme à la fois pleine de vie et épanouie dans son métier de dresseuse d’Orques et à la fois paumée dans sa vie personnelle que l’on pressent chaotique. Une Stéphanie fauchée par un drame soudain, coupant sa vie en morceaux, la défigurant de façon irréversible. Lors d’une représentation dans le parc aquatique où elle travaille (façon Marineland) un malencontreux accident va la priver de ses jambes, amputées. Il n’y avait que peu de raisons pour que ces deux êtres se croisent et pourtant, aussi infime soit-elle, cette chance va se produire. Elle, l’handicapée fragile, lui le colosse solide en apparence, ces deux personnages vont trouver dans l’un et l’autre quelque chose d’indéfinissable. Beaucoup auraient foncé à toute vitesse vers la romance classique sur fond de goût à la vie retrouvé. Audiard prend la tangente et part dans une direction différente. En lieu et place d’une traditionnelle belle histoire, il va filmer le désespoir de ses deux âmes en peine, perdue dans des errements sans fin. Stéphanie va tendre la main vers l’inattendu. Au lieu de se tourner vers ses amis, ce sera vers cet homme, primate qui semble être dénué de sentiments mais qui au moins, va la traiter non pas comme une infirme impotente mais comme un égal. Lui, va se rapprocher d’elle, trouvant une épaule, une amie, dans sa vie d’ours solitaire. Ensemble, celle qui rouille sur place et celui qui est fait d’os solides, vont se réparer mutuellement, s’apporter ce dont ils manquent. Le récit est somme toute assez conventionnel dans ses thématiques, dans son arc narratif, mais Audiard va trouver une fois de plus les images justes pour le sublimer, pour lui donner une poésie humaine et humaniste mais loin des clichés habituels mièvres et sans saveur. C’est une réalité plus dure, plus cinglante, plus tranchante que filme le cinéaste qui n’a en rien, des allures de contes de fées sur une rencontre aussi magique qu’illusoire. Le romanesque n’est pourtant pas absent, mais il est indiciblement caché derrière une poésie sensuelle tourbillonnant dans le fracas de la douleur de la vie. La trajectoire des personnages va être bien sûr le centre de l’histoire, la façon dont ils vont lentement évoluer, certains plus vite que d’autres, au détour des coups, des beaux moments, parfois drôles, parfois émouvants, mais souvent justes. Une fois de plus, Audiard se focalise sur ses personnages qu’ils aiment plus que tout. Et ces deux là sont passionnants. Ali, le mastodonte, a tout de l’antihéros qui pourtant, parvient à l’être. Lui qui est dur par maladresse avec son fils, lui qui est involontairement égoïste et rude avec son entourage, va trouver en lui une forme de compassion qui ne transpire pas l’empathie par pitié. Mais sans s’en rendre, il va apporter à Stéphanie ce dont elle a besoin pour remettre un pied (façon de parler) dans le train de la vie à un moment où tout se jouait. La forme de tendresse qu’il lui témoigne, à sa manière, contraste avec certains moments où sa rudesse reprend le dessus et où il peut faire mal sans le vouloir, sans en avoir tout simplement conscience. Dans tous les cas, il va permettre à une Stéphanie brisée de se dérouillée et de retrouver un semblant de lumière dans sa vie qui lui semblait pourtant condamnée.

Mathias Schoenaerts, qui avait déjà bluffé tout son monde avec le belge Bullhead, sorti il y a quelques mois, appose sa carrure imposante à ce drame aux sentiments marqués d’un sceau rugueux et où rien n’est facile. Impressionnant, le comédien explose littéralement la toile par une présence folle, démentielle, totale et par un jeu ironiquement subtil par rapport à un physique et un caractère de personnage qui ne l’est pas. Au contact de Stéphanie, son personnage d’Ali va découvrir une sociabilité et une forme de douceur insoupçonnée, lui l’être bougon rustre. Pour Stéphanie, cet homme va être surtout une marche, un tremplin pour sortir de l’ombre et revenir vers la lumière, pour ré-apprendre à vivre. Tout oppose ces deux personnages et c’est l’un des piliers de l’histoire narrée par Audiard, l’opposition. Elle est belle et douce, il est massif et abrupt. Elle est pleine d’assurance, il est introverti. Elle est sociable, il est renfermé. Elle est fragile, il est une sorte d’Hercule des temps modernes, attiré par la violence qui lui donne la sensation de vivre, de ressentir des choses. Elle est pleine d’empathie, il n’en a pas vraiment. Il marche, boxe, elle roule en fauteuil.

Oui, Audiard les aime ses personnages. Et c’est une superbe trajectoire humaine qu’il leur offre où leur rencontre va tendre vers un même objectif, se remettre sur les rails de la vie. Et rien n’est gagné d’avance. Leur rencontre va faire des étincelles, mais pas celles que l’on attend sous les cieux d’une féérie disneyienne. Leur histoire commune va être faite de contrastes, douloureuse et soulageante, amère et douce, belle et dure, amicale et ambiguë. Sous la caméra d’Audiard, ces deux êtres vont se mouvoir à la force du désespoir mais un désespoir qui, à deux, va s’estomper dans des moments de grâce. Des moments parfois bouleversants, parfois charnels, parfois sensuels, parfois tristes ou tragiques mais souvent beaux, poétiques où l’indicible a plus de force que la facilité. Et la vulnérabilité de surgir de ces deux là, parfois directement et franchement comme chez Stéphanie, parfois quand la carapace s’écaille comme chez Ali.

Coup de maître ? Pourtant, pas totalement. Loin du vertigineux Un Prophète, Audiard descend d’un cran, peut-être par confiance dans son cinéma, dans un style qui a fait ses preuves et sur lequel il se repose avec un brin de nonchalance et de facilité. Tout d’abord, si le film se veut intense, passionné, remuant, Audiard manque légèrement le coche. Pas complètement, pas irrémédiablement. Mais son De Rouille et d’Os ne prend pas follement aux tripes. Peut-être en raison de sa narration elliptique qui nous dévoile des moments sans vraiment nous laisser le temps de nous attacher à un environnement, à un contexte, nous faisant sortir régulièrement de l’histoire. Ou peut-être par manque de puissance lyrique dans sa poésie qui semble un brin écornée par une impression de survol. Audiard a tourné le film dans une certaine discrétion compte tenu de l’anecdote évoquée relative à la situation de sa comédienne durant le tournage. De là à dire qu’il l’a fait un peu à l’arrachée, sans vraiment prendre le temps de le peaufiner au mieux, il n’y a qu’un pas que l’on serait presque tenté de franchir. De Rouille et d’Os sonne pourtant le film non pas bâclé, le mot serait trop fort, mais en tout cas pas complètement affiné. Il lui manque la fluidité parfaite et étourdissante qui marquait ses précédentes œuvres. Des ellipses récurrentes en forme d’assemblage de nouvelles (la structure du roman d’ailleurs) qui ont pour effet de rendre plus confuse cette nouvelle œuvre. Ou alors, c’est par une certaine forme de cynisme prétentieuse (la pire des possibilités). Audiard se détourne du classique mélodrame lacrymal bâti sur une construction clichée mais finalement, dans la trajectoire qu’il emprunte en se réclamant d’un cinéma « différent » à la fois d’auteur et à la fois parlant au plus grand nombre, il finit par nous conduire à la même finalité, juste en faisant un détour. Car en fin de compte, Audiard fait du Audiard sans complexe. Son film n’est pas ouvertement démonstratif mais tend, de façon sous-jacente, aux mêmes finalités. Témoin, la séquence de fin, un dernier quart d’heure qui vient presque anéantir tous les efforts déployés jusque là pour édifier une histoire hors norme, hors des sentiers battus et qui tombe dans la ringardise grotesque. Prétentieux ? Audiard nous assène un métrage qui se veut coup de poing, qui se veut un uppercut émotionnel sans passer par les codes du cinéma traditionnel mais c’est pou mieux masquer une histoire qui finalement répond quand même pas mal à ces codes reniés tout du long. Une autre fin aurait pu tout changer, une fin où l’évolution des personnages aurait eu tellement plus de subtilité, de finesse, de poésie à fleur de peau plutôt que de tomber dans un soudain excès de démonstration inattendu. Audiard ruse avec son public avec malice mais son jeu est trahit en toute fin de film et c’est avec un soupçon de prétention et de condescendance qu’il nous fait croire faire différent sans vraiment le faire mais en le faisant. Le coup aurait pu faire néanmoins mouche mais son film semble imprimé sur pellicule glacée, la distance qu’il impose avec ses personnages pour ne pas tomber dans le drame lacrymal facile s’érigeant en barrière contre les émotions que l’on aimerait ressentir mais qu’il repousse le plus loin possible.

De Rouille et d’Os n’est pas le chef d’œuvre tant espéré, la claque dont on ne se remet pas. Audiard a fait mieux par le passé et se laisse aller à la facilité d’un cinéma qui marche et qui l’a porté au sommet. Il est cependant un bon film, plein de qualités que toutes les critiques ne pourront lui ôter. Son interprétation pour commencer, confirme qu’Audiard est un remarquable directeur d’acteur. Marion Cotillard et Mathias Schoenaerts impressionnent dans ce drame doux-amer dans les peaux de personnages cabossés par la vie mais qui, au contact l’un de l’autre, vont trouver une forme d’espoir qui s’entrechoque. Des personnages une fois de plus passionnants, étourdissants dont les personnalités et les trajectoires nous happent avec un brûlant désir de découverte. Subtils, Ali et Stéphanie sont deux beaux héros/antihéros de cinéma à la caractérisation recherchée et inspirée. Et il y a la mise en scène d’un Audiard qui, même s’il use d’effets arty, se révèle une fois de plus gracieuse, lyrique, poétique, belle à en crever. Dommage que tout cela ne soit pas mis au service d’un film plus intensément poignant, dommage qu’Audiard s’acharne à nous laisser en retrait des émotions que l’on serait prêt à vivre avec lui, dommage que tout cela manque de sincérité et surtout, dommage que cette fin, ce dernier quart d’heure pour le coup lui bâclé, ne vienne ternir une belle œuvre qui, à défaut d’être époustouflante, aurait pu au moins être un grand film. La subtilité de tout le film y est anéantie par une brusque plongée en avant dans la facilité, la vulnérabilité à fleur de peau y est trahie doublement par une dramatisation s’ouvrant à la lumière avec une grandiloquence déplacée au regard de la pudeur jusque là mise en place, le voile délicatement soulevé étant retourné d’un geste brusque. En tout cas, la boule au ventre n’est pas vraiment là. Décevant, De Rouille et d’Os reste tout de même supérieur à tellement de métrages que, en un sens, Audiard réussit son coup. On enrage juste, en amoureux de son  cinéma, de le voir se laisser aller, gâchant le potentiel d’une œuvre qui aurait pu prétendre à être bien bien plus.

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