A l’occasion de la sortie du poignant Hungry Hearts (au cinéma le 25 février) nous avons rencontré à Paris le réalisateur Saverio Costanzo (La Solitude des Nombres Premiers) et la comédienne Alba Rohrwacher. Notre critique du film ici.
Hungry Hearts : Jude est Américain, Mina Italienne. Ils se rencontrent à New York, tombent amoureux et se marient. Lorsque Mina tombe enceinte, une nouvelle vie s’offre à eux. Mais l’arrivée du bébé bouleverse leur relation. Mina, persuadée que son enfant est unique, le protège de façon obsessionnelle du monde extérieur. Jude, par amour, respecte sa position jusqu’à ce qu’il comprenne que Mina commence à perdre contact avec la réalité.
INTERVIEW DU RÉALISATEUR SAVERIO COSTANZO
Comment vous est venue l’idée de ce film ?
S.C. : Cette idée m’est venue d’un livre italien, The Indigo Child. Je l’ai lu un an et demi avant de commencer à écrire Hungry Hearts et c’est un roman qui m’a marqué, qui m’a choqué. Il est très dur. En fait, je voulais écrire un nouveau film donc je commençais à chercher des idées mais sans grand succès jusqu’au jour où je suis resté chez moi malade, bloqué par la fièvre. Le livre m’est tout de suite venu à l’esprit, l’histoire ne m’avait pas lâchée. J’ai commencé à écrire et j’ai mis très peu de temps à rédiger le scénario.
J’ai lu que vous aviez écrit ce scénario en 7 jours, est-ce vrai ?
S.C. : Oui c’est vrai ! C’était si rapide que je ne me rappelle même plus de certains choix dans l’écriture. J’écrivais 12 heures par jour et me reposais ensuite. Ce n’est pas la première fois que cela m’arrive, j’avais écrit mon premier film de la même manière. Vous savez, quand vous avez quelque chose de si clair en tête, vous n’avez qu’à l’écrire. Vous savez comment ça marche. L’inspiration est parfois très rapide, j’ai été chanceux pour ce film.
Y-a-t-il quelque chose de spécial avec Hungry Hearts par rapport à votre filmographie ?
Oui, c’est un film du renouveau, pour recommencer d’une certaine façon, à travailler avec moins de moyens. Hungry Hearts est un film très artisanal, très indépendant au niveau de la réalisation. Je commence habituellement comme ça pour avoir ensuite plus de moyens financiers et des producteurs sur les films d’après, mais je n’appréciais plus cette façon de faire des films. Il y avait trop de structure, trop de préparation sur les grosses productions. J’ai toujours eu beaucoup de liberté sur mes films mais j’avais besoin de plus sentir mon film. En fait, j’ai essayé de refaire mon premier film après 10 ans pour sentir à nouveau mon instinct, mon cœur artistique, pour sentir à nouveau des choses sans avoir à y penser. C’est ça qui est satisfaisant pour moi.
Le film est un drame mais on a la sensation d’ voir un thriller psychologique par moments, à la manière des premiers films de Polanski. Était-ce intentionnel ?
S.C. : Oui c’était intentionnel mais je n’essayais pas de refaire un Polanski. Je n’essayais pas de faire de choix intellectuels sur Hungry Hearts. Je comprends pourquoi Polanski raconte des choses fortes dans ces films mais en même temps il y a aussi une absence de rigueur, la présence folle de l’imagination. Pour Hungry Hearts c’était la même chose, l’histoire est très forte mais je ne voulais pas renoncer au cinéma, ni à la musique ou aux mouvements de caméra. Dans chaque scène, il y a donc quelque chose de drôle, c’est l’histoire derrière l’histoire, la fantaisie, le cinéma. On peut bien sûr réaliser un drame d’une façon très stricte pour respecter le drame. Mais je préfère jouer un peu avec le drame. En plus je voulais créer une distance pour le spectateur. Je savais le film très dur, certains spectateurs sont déjà sortis de la salle à cause des scènes impliquant le bébé. En utilisant de la musique, des mouvements de caméra, je pouvais créer cette distance qui aide.
La ville de New York est comme un personnage du film, violent, bruyant. Pourquoi avoir choisi cette ville et comment avez-vous décidé de la filmer ?
S.C. : Le jour où j’ai écrit le film, je me suis amusé à placer mon scénario à New York. Premièrement, j’ai vécu à New York donc je connaissais la ville, ce sentiment d’isolation que provoque New York. La vie sociale y est très difficile. En créant le personnage de Mina, je lui donnais beaucoup de ma propre expérience. Deuxièmement, je ne pouvais pas visualiser mon film dans une ville italienne. Rome, la plus grande ville italienne, est bruyante mais elle n’est pas cinématographique. La violence de cette ville est intérieure non extérieure. Et troisième raison, j’ai écrit ce scénario en pensant déjà à Alba Rohrwacher pour le rôle. Je voulais retravailler avec elle. Dans le livre, le personnage d’Alba vient d’un autre pays, elle est étrangère. C’était crucial pour le personnage d’être seul dans une grande ville, de se sentir seule et je cherchais à montrer le vrai New York. Tout le monde a déjà tourné à New York, même de très grands films. Mon idée de New York est une ville vieille, plus moderne comme au temps des années 30. New York est comme une danse, décadente. Le cœur de New York est très vieux, c’est pourquoi nous avons tourné dans des vieux quartiers du nord-ouest de la ville. Je n’y ai jamais vécu mais ce quartier me faisait repenser au film Ghosbusters, que j’adore.
Avant de rentrer dans la partie dramatique du film, vous l’introduisez avec une des scènes de « rencontre » les plus hilarantes que l’on ait pu voir dans le cinéma romantique, depuis longtemps. Ce qui est drôle, c’est que votre film est à l’opposé d’un film romantique. Pourriez-vous nous parler de cette scène ? Était-elle dans le livre ?
S.C. : Cette scène n’était pas présente dans le livre. Comme je travaillais sur la mémoire de ce livre, j’ai mis beaucoup de moi dans l’histoire, beaucoup de mon imagination. Je cherchais à créer une scène de rencontre mémorable et originale, comme un incipit. Vous reconnaissez un bon livre par son incipit, par ses premières lignes si cruciales. L’incipit doit vous dire d’une façon cachée, ce que vous allez lire. Au cinéma l’incipit a la même valeur, les premières images devraient être la synthèse de ce que vous allez voir par la suite. A la fin de Hungry Hearts, si vous revenez sur cette scène, le film sur vos épaules, vous verrez qu’elle vous dit tout ce que vous devez savoir sur le film : deux personnes enfermées dans un petit espace essayant de se comprendre, sentant chacun les odeurs corporelles des autres et quelqu’un de l’extérieur doit venir les aider à sortir de cette situation. Cette scène si drôle prend un sens différent si vous la revoyez après le film. Bien sûr, j’essayais de créer une scène drôle et je trouve que tout ce qui a attrait à la « merde » est drôle. Je me souviens du film La Haine de Matthieu Kassovitz, quand un gars sort d’un bar disant » Ça fait vraiment du bien de chier un coup ! ». C’est si satisfaisant de voir quelqu’un dire ça, c’est si embarrassant et en même temps inspirant. Ma scène m’a également permis de convaincre des lecteurs d’aider à la production du film. Cette scène fait 7 minutes (22 pages de scénario – ndlr) et est si embarrassante qu’elle appartient à tout le monde. Je l’ai faite par instinct car c’est drôle pour moi.
Nous avons parlé d’Alba Rohrwacher, pouvons-nous revenir sur votre rencontre avec Adam Driver ?
S.C. : J’ai eu la chance de travailler avec le meilleur directeur de casting de New York. C’est un homme très intelligent et il connaît tous les acteurs de cinéma à la mode, et la première photo qu’il m’a montrée était celle d’Adam Driver. Nous étions en juin. Évidemment, Adam Driver avait l’air parfait mais il n’était pas disponible, tournant While we were young de Noah Baumbach. Nous avons donc continué à chercher un acteur pendant 4 mois, alternant entre New York et l’Italie. Plusieurs grands noms étaient intéressés mais rien ne me convenait. J’étais sur le point d’abandonner mes recherches pour revenir à Rome quand l’agent d’Adam Driver m’a appelé. Il avait un spot de libre pendant 4 semaines mais par contre il fallait préparer le film en 10 jours pour l’avoir ! Une folie ! D’habitude il faut en moyenne deux mois pour préparer un film, mais au final c’était un beau challenge. Nous avons donc rencontré Adam chez lui à Brooklyn Heights, il était si familier. Adam est un grand acteur, il a cette présence exceptionnelle qui rend les choses si vraies. On ne peut l’oublier. Nous n’avons même pas répété, nous nous sommes compris dès le premier jour, nous étions sur la même longueur d’onde sur le scénario.
J’ai récemment lu une interview où une femme disait que c’est presque irresponsable de faire des bébés dans notre monde aujourd’hui ? Que pensez-vous de ça par rapport à la personnalité protectionniste de Mina ? Est-ce dangereux de faire des enfants selon vous ?
S.C. : J’ai deux enfants donc non, même si la fin du monde approchait, j’apprécierais toutes ces années à vivre à mes enfants. Nous vivons chacun notre réalité, je vis dans mon monde que j’apprécie. Peut-être que mes enfants respireront de l’air néfaste mais à mon sens il y a toujours de la place pour des enfants, peu importe le monde dans lequel nous vivons.
A la Mostra de Venise 2014, le film a remporté les deux prix d’interprétation, féminine et masculine. Quel a été l’accueil du film au festival ?
S.C. : Habituellement, Venise n’est pas un bon festival pour les italiens, ils veulent nous anéantir (sur un ton ironique – ndlr). C’est typique des italiens d’être contre les italiens. Je ne savais donc pas quoi faire quand nous avons été invités pour Hungry Hearts. Je m’étais déjà présenté au festival une première fois pour La solitude des nombres premiers déjà avec Alba Rohrwacher, qui était une adaptation d’un livre. Les réactions avaient été très mitigées et j’étais reparti un peu brisé du festival. Cette année ça allait, les gens ont aimé, évidemment pas tous sinon je trouverai ça louche. Nous sommes repartis certes avec deux prix pour le film, mais surtout nous avons vécu un superbe séjour. Présenter le film au public a été une belle expérience. Nous sommes donc revenus heureux de Venise.
INTERVIEW DE L’ACTRICE ALBA ROHRWACHER
Comment êtes-vous arrivée sur le projet. Vous connaissiez Saverio Costanzo avant, mais qu’est-ce qui vous a attiré sur ce film ?
A.R. : On avait fait La Solitude des Nombres Premiers. Quand j’ai rencontré Saverio, en tant qu’artiste, j’ai trouvé un réalisateur qui avait le même point de vue que moi sur l’art. J’avais besoin de travailler certes, mais j’ai trouvé quelqu’un qui travaillait dans la même direction que celle que je souhaitais. Pour ce film, il m’a donné le script, c’était pour moi comme un cadeau, avant même que je le lise. Je connaissais l’histoire car j’avais déjà lu le roman (« Il bambino indaco » de Marco Franzoso – ndlr). Puis, j’ai lu le scénario et il m’a beaucoup parlé. J’ai aimé le fait que les personnages ne soient jamais jugés. On ressent de l’empathie pour chacun. Et cela m’a rappelé les tragédies grecques, avec quelques personnages très clairs, dans un drame concentré sur leurs relations. J’ai immédiatement reçu ça comme un cadeau.
Il y a beaucoup de scènes émotionnellement très difficiles dans le film. Il y a t-il eu une scène plus difficile à tourner qu’une autre ?
A.R. : Non. Je comprends votre question mais c’est un film très complexe, très dur, les personnages sont très complexes… Et pour être sincère, mon souvenir du tournage est un souvenir très joyeux parce que les conditions n’étaient pas difficiles. On a tourné seulement quelques semaines, avec une petite équipe, c’était un petit budget et il y avait quotidiennement des problèmes, mais on s’est battu tous ensemble et chaque jour, on arrivait à faire quelque-chose. Et du coup, dans une perspective créative, mon souvenir a gardé surtout beaucoup de lumière, de joie. Peut-être éventuellement le jour où l’on a tourné cette très grosse dispute, avec le bébé. C’était une journée un peu plus difficile car il y avait le bébé sur le plateau. On devait se disputer, Adam Driver devait crier énormément et le bébé pleurait. Mais bon, ce n’était pas une journée entière non plus, juste trois prises.
Vous évoquiez la question du jugement des personnages. Vous ne pensez justement pas que, vu de l’extérieur, les gens vont juger Mina ? Parce qu’elle est quand même très obsessionnelle, proche de la folie même, dans son amour maternel…
A.R. : Oui, bien sûr. Mais pour moi, on ne doit pas juger un personnage quand on en parle. Pour le public, s’il juge Mina, c’est entre leurs mains. Mais le film, lui, ne la juge pas. Les films que j’aime sont ceux qui justement ne jugent pas, ceux qui ne disent pas « ceci est le bien » ou « ceci est le mal », « vous devez penser ceci ou cela ». Ce qui est très intéressant avec Hungry Hearts, c’est la façon dont il est reçu dans chaque pays ou festival. Il est reçu différemment d’un pays à l’autre, par les femmes ou par les hommes. Vous mettez votre point de vue sur le film. Mais moi, par exemple… On a essayé de construire un personnage que je ne vois pas comme folle, mais plutôt calme, mystérieuse. Et ce mystère pourrait être la clé. Pour moi, ce n’est pas de la folie, mais de l’amour, peut-être trop gros, peut-être un amour qu’elle ne sait pas trop comment gérer. Et elle fait peut-être des erreurs à cause de cet amour. Pour moi, c’est ça. Pour vous…
Je ne la juge pas personnellement, mais le public pourrait…
A.R. : Ce n’est pas une question de jugement en fait, mais plutôt de point de vue. Vous avez votre point de vue sur elle. Dans les moments où l’on a décidé de porter cette histoire à l’écran, c’était important pour moi, de ne pas la jouer comme une folle.
Dans le film, on ressent une grande connexion entre vous et Adam Driver. Comment se sont passés la rencontre et le travail avec lui ? Comment avez-vous créé ensemble cette connexion à l’écran ?
A.R. : Bien sûr, il y avait le script. Et dans le script, il y a beaucoup d’amour entre eux. Beaucoup d’acteurs étaient intéressés par le film. Mais quand Saverio a rencontré Adam Driver, il a tout de suite eu envie de travailler avec lui. On avait très peu de temps pour faire le film. Ce qu’il s’est passé, c’est que Adam, Saverio et moi, nous partagions tous le même point de vue sur le scénario. Nous avons décidé que le but que nous devions atteindre était celui-ci. Et nous sommes partis d’un point en allant tous dans cette même direction. Personne ne voulait aller dans sa propre direction. On voulait tous aller au même endroit, et ce dès le premier jour. Donc il y avait le script mais c’était vraiment très facile de travailler avec Adam, parce que c’est un excellent acteur, que j’écoutais et qui m’écoutait. Saverio prenait la caméra et voilà.
Vous êtes extrêmement calme et douce dans le film. Comment c’était de devoir composer avec la colère d’Adam Driver ? On sent une différence très marquée à l’écran, entre une voix forte et le calme…
A.R. : On a essayé de jouer sur le mystère. C’est comme s’il y avait un mur de caoutchouc entre nous. Adam devait être plein d’émotions et moi très calme. Alors que pourtant, c’est elle le dictateur.
Je suppose que ça devait être très difficile de travailler avec un bébé sur le plateau. Comment ça s’est passé ?
A.R. : C’est toujours difficile de travailler avec un bébé. Ils étaient deux en fait. C’étaient des jumeaux. C’est difficile car vous ne pouvez pas décider pour eux, quand ils doivent pleurer, quand ils doivent avoir les yeux ouverts… Nous devions attendre quand ils faisaient le sieste, quand ils pleuraient… Mais dans les moments où ils étaient « là », tout disparaissait. Moi en tant qu’actrice, je disparais, Adam disparaissait. C’est si puissant ces moments qu’ils vous offrent, que c’est un bon compromis. Il fallait être patient. Mais quand ils sont vraiment « présents », ce sont des moments de vérité, d’essence même de la vérité. Donc oui, c’est dur, mais tout a deux faces. Et l’autre face, c’était la puissance.
Vous avez deux films à l’affiche en ce moment. Hungry Hearts et Les Merveilles, réalisé par votre sœur. Comment comparez-vous ces deux expériences ?
A.R. : Ce sont deux histoires de « mère » très différentes. Dans Les Merveilles, c’est une mère pleine de joie, de lumière, elle incarne la paix. Dans Hungry Hearts, c’est une mère qui met sa famille en danger. On a aussi travaillé d’une manière très différente d’un film à l’autre. Je partage avec ma sœur, ma vie, mon passé… C’est facile pour moi de la suivre et elle, de me suivre. Le processus est différent. Avec ma sœur, c’est une connexion du sang.
Comment vous vous êtes préparée pour le rôle, en dehors du fait d’avoir lu le livre ?
A.R. : J’ai essayé de réfléchir aux différentes directions que prenait le scénario. J’ai essayé de collecter des informations sur les enfants indigo, sur l’angoisse de la maternité, d’avoir un enfant en soi. Et surtout, j’ai essayé d’explorer les vérités de mon personnage. Mais en fait, il y a des films comme ça… Je ne sais pas, je connaissais Mina. Dès le départ, je comprenais ses phrases. Je voyais où Saverio voulait aller. Et quand j’ai rencontré Adam, nous étions le même genre d’acteurs. Avec certains acteurs, on travaille différemment pour préparer notre personnage. Avec Adam, on travaillait de la même manière. Je me suis bien préparée mais le moment venu, il est important de suivre l’autre. Vous devez être comme ça en fonction de votre personnage, mais vous devez aussi être prêt à changer.
Vous, personnellement, en tant que femme, vous comprenez Mina ?
A.R. : Je ne sais pas… J’ai du mal à être objective. En tant qu’actrice, oui, bien entendu. En tant que femme, je ne sais pas… Je dirai peut-être « oui » mais parce que je suis très impliquée. En tout cas, je ne pense pas qu’elle soit coincée. Je pense qu’il y a de l’espoir, qu’elle peut changer. J’aimerai la voir une heure de plus, voir si elle changerait. Oui, je la comprends quelque part.
Hungry Hearts – au cinéma le 25 février. Bande-annonce :
Merci à Saverio Costanzo, Alba Rohrwacher, l’agence Moonfleet, Matthieu Rey, Nicolas Balazard et l’agence Déjà.