A l’occasion de la sortie du film Entre Deux Rives le 05 juillet prochain, nous avons rencontré le réalisateur coréen Kim Ki-duk, qui nous parle de ce nouveau long-métrage et de sa difficulté à faire des films en Corée du Sud.
Entre 2 Rives : Sur les eaux d’un lac marquant la frontière entre les deux Corées, l’hélice du bateau d’un modeste pêcheur nord-coréen se retrouve coincé dans un filet. Il n’a pas d’autre choix que de se laisser dériver vers les eaux sud-coréennes, où la police aux frontières l’arrête pour espionnage. Il va devoir lutter pour retrouver sa famille…
Il y a quelque chose de fascinant et audacieux dans votre nouveau film Entre 2 Rives, c’est qu’il n’est jamais manichéen. Il ne critique pas uniquement l’une ou l’autre des deux Corées, ils critiquent les torts partagés des deux « camps ». C’était votre véritable but, de montrer les erreurs de chacun ?
Kim Ki-duk : C’est exactement cela. Pour moi, la question qui s’est posée en faisant ce film, c’était de savoir au fond, qu’est-ce que L’Etat ? Et notamment, qu’est-ce que L’Etat pour cet individu pris entre deux feux ? L’État devrait un soutien pour un individu alors qu’en réalité, il est plutôt violent envers lui. C’est pour mener une réflexion sur ce sujet que j’ai voulu faire ce film.
A travers Entre 2 Rives, on a l’impression que finalement, vous montrez que les deux Corées ont toutes les deux une idéologie « de dictature », mais qui s’exprime différemment. D’un côté, il y a une vraie dictature de la peur et de l’autre, plutôt une dictature de la pensée. Comme si la Corée du Sud voulait forcer les nord-coréens à accepter l’idéal de liberté qu’elle représente sur le papier.
Kim Ki-duk : Effectivement, c’est aussi une forme de dictature en Corée du Sud où l’on exige la liberté pour les individus. C’est finalement une liberté contradictoire avec l’idée qu’on pourrait se faire du concept de « la liberté ». En Corée du Nord, c’est clairement une dictature de la peur. En tout cas, c’est la bonne analyse de mon film. Le constat est dur mais il faut voir les choses en face, c’est exactement ça.
Vous parlez du conflit coréen entre le Nord et le Sud, mais j’ai l’impression que le vrai fond de votre film, comme depuis toujours dans votre cinéma, c’est de parler de l’homme, des êtres humains qui sont piégés dans cette opposition qui les dépasse.
Kim Ki-duk : Mon film a l’air de parler d’un conflit étatique entre la Corée du Nord et la Corée du Sud mais comme vous dites, c’est vraiment l’histoire d’un homme qui est au cœur du récit. C’est une approche différente de ce sujet, qui parle des valeurs de l’individu et qui s’interroge aussi sur le rôle de la famille.
Pouvez-vous nous parler de cette allégorie du pêcheur avec ses filets. Le fait d’avoir choisi un « pêcheur » n’est pas anodin ?
Kim Ki-duk : Comme vous vous en doutez, le filet du pêcheur représente le rôle de l’État et l’individu est perçu en tant que poisson. C’est ce rapport que je voulais illustrer en partant d’une idée simple pour montrer quelque chose de plus général.
J’ai l’impression, et j’ai toujours eu cette impression dans tous vos films, que votre cinéma est toujours en avance sur les maux de la société coréenne dans les thématiques sociales ou politiques qu’il explore. En quelque sorte, vous mettez sur le tapis des problèmes que la société coréenne n’est pas encore prête à accepter. C’est ce qui fait de vous un cinéaste assez politiquement incorrect en Corée du Sud ?
Kim Ki-duk : C’est vrai que dès que je propose un film en Corée, c’est toujours un sujet de controverse. Le public est toujours très sensible à mes sujets. Parfois, il est content car ça va lui permettre de réfléchir sur certaines questions que la société a encore du mal à accepter. A l’opposé, d’autres personnes sont toujours perplexes. Ce sont celles-ci qui critiquent généralement mon travail. Mais en même temps, pour moi le cinéma est le meilleur moyen de s’exprimer sur tous ces sujets, et c’est important de le faire.
Il y a une autre récurrence dans votre travail depuis toujours, vous montrez souvent l’absurdité du monde dans lequel nous vivons. C’est un sujet qui vous passionne toujours autant ?
Kim Ki-duk : Je comprends ce que vous voulez dire mais je ne pense pas que mon film traite de l’absurdité du monde en général. J’essaie de ne jamais avoir de jugement de valeur dans mes films. Je m’intéresse surtout à l’origine de l’homme, à la nature de l’homme etc… Mais ça reste surtout des interrogations pour moi, des descriptions de ce que je constate, éventuellement des suppositions. Mais je me pose surtout des questions, sans vraiment avoir ou donner des réponses. C’est peut-être ça la vie, on cherche des réponses sans jamais les trouver.
J’ai lu quelque part que c’était votre premier film ouvertement politique. Pensez-vous que c’est le cas ? Je me rappelle de Coast Guard (Hae anseon) par exemple, mais globalement, j’ai l’impression que beaucoup de vos films sont politisés.
Kim Ki-duk : Moi aussi j’ai l’impression d’avoir toujours fait des films politiques ! L’idée que c’est mon premier film ouvertement politique est le point de vue de certains journalistes, mais je suis d’accord avec vous, je ne pense pas que ce soit mon « premier ». Vous citiez Coast Guard, très bon exemple, je rajouterai également One on One plus récemment.
Vous avez fêté récemment vos 20 ans de carrière, trouvez-vous que votre cinéma a changé en 20 ans ?
Kim Ki-duk : C’est difficile de répondre. Ça m’est un peu égal au fond, de savoir si mon cinéma a changé. La seule chose qui a vraiment changé, ça j’en suis sûr, c’est que j’ai vieilli ! (rires)
Arrivez-vous encore à faire des films facilement aujourd’hui ? Vu de l’extérieur, on a l’impression que le cinéma coréen a tendance à s’uniformiser pour produire des films qui plaisent, et que la parole sociale a de plus en plus de mal à exister, alors que c’était le cas il y a quelques années où plusieurs types de cinéma arrivaient à coexister en Corée.
Kim Ki-duk : Effectivement, c’est devenu très compliqué pour moi de faire des films contrairement à d’autres confrères, car je ne suis pas vraiment soutenu par les grosses sociétés de production. Je n’ai pas vraiment de subventions ou de financements car les sujets que j’aborde concernent souvent la souffrance des hommes. Les grandes compagnies qui doivent se préoccuper de leurs intérêts économiques, ne s’intéressent pas vraiment à ça. Mon but aujourd’hui est de faire des films à petit budget car je ne parviens à réunir que de petites sommes. C’est souvent moi qui investit, qui produit… Heureusement, il y a un soutien des pays étrangers comme la France, qui s’intéressent à ce que je fais, et c’est en partie cela qui me permet de continuer à en faire.
Je rajouterai que j’ai l’impression que les films d’aujourd’hui sont essentiellement des produits commerciaux. Avec le temps, je me sens épuisé face à ce constat. Je comprends parfaitement quelles sont les envies des producteurs et du public, mais j’ai compris depuis longtemps que ce que je veux faire, ne correspond pas à cela. Pour Entre 2 Rives, j’aurai pu offrir bien plus de qualité aux gens. Ne serait-ce que dans les décors, par exemple, qui sont peu détaillés. J’aurai aimé donner un impact plus important au film, mais je n’avais pas de financements. Pour que le film soit vraiment réussi, il aurait environ dix fois plus d’argent. Je suis très triste car je n’ai pas pu faire un film qui me plait vraiment, faute de moyens. C’est dur pour moi d’entendre des gens critiquer mon film car il est « pauvre ». J’ai même lu qu’on ne comprenait pas pourquoi je faisais un film pareil, pauvre et dénué d’efficacité visuelle. J’aurai bien aimé mais je n’avais pas l’argent pour ça. Parfois, j’en viens à me demander si je dois vraiment continuer à faire des films parce que ce genre d’incompréhensions m’atteint et me rend triste. Cela dit, ça reste quand même un bonheur de pouvoir continuer à tourner et à faire passer des messages.
Si je peux me permettre, le film ne m’a pas paru « pauvre » une seule seconde !
Kim Ki-duk : C’est gentil. Disons que j’entends souvent ce genre de critique en Corée. Certains ne comprennent pas pourquoi je m’acharne à faire encore des films aussi cheap. C’est pour cela que je me pose des questions sur l’avenir, continuer ou pas.
Il faut !
Kim Ki-duk : Je regrette que les spectateurs s’attendent à des films gigantesques avec plein d’effets spéciaux. Ils pensent qu’ils s’enrichissent culturellement en voyant ce genre de films. Quand ils voient les miens, ils ne s’intéressent pas à la richesse du fond, ils ne voient que la « pauvreté » de la forme dans le sens où il n’y a pas de gros moyens et des scènes très spectaculaires. Je suis triste mais d’un autre côté, je pense que c’est aussi mon devoir d’essayer de changer cela.
Heureusement, vos films font peut-être des mécontents en Corée, mais ils rendent heureux des cinéphiles à travers le monde, qui aiment ce que vous faites.
Kim Ki-duk : Je suis très heureux de ça. Très heureux de voir que mes films trouvent un écho en France, en Italie, même en Turquie. C’est une force qui me permet de tenir et de continuer. En tout cas, j’aurai bien un prochain film à venir. Et je peux déjà vous dire que ça promet d’être l’un des plus gros scandales de ma carrière ! (rires) Il s’appellera Human Time ou The Time of Humans, et s’intéressera aux limites de la moralité et de l’humanité. Ce sera une sorte de représentation de l’histoire de l’humanité. Celui-ci, on devrait en entendre parler, je pense, car il va choquer ! (rires)
BANDE-ANNONCE :
Propos recueillis par Nicolas Rieux
Un grand merci à ASC Distribution, La Eun-mi (traductrice) et à Kim Ki-duk.