A l’occasion de la sortie du film Alaska, romance dramatique à découvrir en salles le 10 février prochain, nous avons rencontré le réalisateur Claudio Cupellini et l’acteur Elio Germano. Interview.
Alaska : Fausto est italien, mais il vit à Paris et travaille comme serveur dans un grand hôtel. Nadine est une jeune Française de 20 ans, à la fois fragile et déterminée. Lorsque les deux jeunes gens se rencontrent par hasard sur un toit, ils se reconnaissent : fragiles, seuls et obsédés par une idée du bonheur qui semble inatteignable. Ils ne soupçonnent pas encore qu’ils vont s’aimer, se perdre, souffrir, se retrouver.
Quelles sont les origines du projet ?
Claudio Cupellini : Après avoir fait Une Vie Tranquille en 2010, j’ai repris les mêmes scénaristes pour écrire une nouvelle histoire. Je voulais raconter quelque chose de différent mais qui ait une température émotionnelle très forte. Je voulais faire une histoire d’amour et mes influences étaient assez étendues, à la fois cinématographiques et littéraires. Pour moi, il s’agissait d’une sorte de retour à la maison avec un style proche du cinéma de François Truffaut, qui m’a toujours inspiré, ou encore du roman Gastby le Magnifique. C’est une histoire que nous avons mis longtemps à écrire et nous avons beaucoup échangé sur le scénario ou les personnages. C’est à la fois une histoire d’amour et une histoire initiatique, et nous voulions explorer davantage que les seuls rapports sentimentaux.
Le film déploie justement une parabole sociale très forte. Est-ce que c’est l’histoire d’amour qui a conduit vers cette parabole sociale ou la parabole qui a conduit à faire cette histoire d’amour ?
Claudio Cupellini : Les deux choses vont de pair. Il était important pour nous de raconter une histoire avec beaucoup de gens qui ont rien et quelques personnes qui ont énormément. Et il y a des déductions qui amènent les personnages à avoir cette rapacité, que l’on peut critiquer mais que l’on essaie d’analyser. L’idée était de voir comment le succès aller amener des changements dans les rapports de ce couple, c’est à dire de voir quelle est la part de recherche de la réussite et la part de sentiments plus purs. C’est une histoire d’amour qui est comme une sorte de container dans lequel il y a beaucoup de choses. Comme un récit initiatique avec deux jeunes en colère qui n’ont rien, pas de famille, et qui cherchent désespérément mais avec sincérité, un endroit où trouver un peu de paix. A travers ça, c’est aussi le portrait d’un monde qui nous violente, pas seulement par les choix que nous faisons, mais parce qu’il nous empêche d’être ce que l’on pourrait être, il nous impose une manière de vivre où le matérialisme compte énormément.
L’histoire est très passionnelle et ressemble à une boucle où les rôles s’inversent dans leur couple. On a l’impression que le couple Fausto-Nadine ne peut marcher que quand ils ont des problèmes. Pensez-vous qu’ils auraient pu être ensemble sans ces problèmes qui les amènent à s’équilibrer l’un l’autre ?
Claudio Cupellini : Au début de l’histoire, il y a une phrase presque annonciatrice du programme à venir : « les choses vont bien parce qu’elles vont mal« . C’est un moment important du récit. Ce sont deux personnages qui vivent en permanence dans un déséquilibre, ils ont un long processus de maturation qui les amène effectivement à avoir des rôles inversés avant d’arriver à quelque chose de plus serein. Et finalement, cette sérénité, ils ne la trouveront qu’à la fin, quand Fausto trouvera sa place dans le monde. Et même si Nadine est en prison, ils trouvent enfin cette certaine douceur qu’ils n’ont jamais pu avoir avant.
Elio Germano : Ce sont des gens qui sont habitués à ce que les choses aillent mal donc quand ils prennent des claques, ça leur paraît presque normal. Pour Fausto, il pense sans arrêt qu’il est stupide alors que les autres se font de l’argent, donc il essaie de devenir froid, agressif et calculateur à son tour, pour reproduire ce modèle là. Malheureusement, il y a un sentiment qui intervient et qui contrecarre son envie de devenir un gagnant. Parce qu’avec des sentiments pour quelqu’un, on cesse de penser qu’à soi et à son intérêt personnel. En fait, les deux personnages se retrouvent en permanence à se demander si ce qu’ils doivent détruire, c’est leur carrière ou leur amour.
Claudio Cupellini : Je pense qu’ils sont sans arrêt en mouvement. Leur agressivité s’exprime par leur capacité à faire du mal, par un certain cynisme. Ce n’est pas seulement de la violence physique mais parfois de la violence psychologique. Ils peuvent se montrer très cruel l’un envers l’autre. Quand Nadine lâche qu’elle a trompé Fausto, elle l’insulte d’une certaine manière, elle insulte la seule chose qu’ils avaient pour eux et qui est belle, à savoir leur amour. Pareil dans la scène de la discothèque où Fausto se montre très froid envers Nadine. Il violente ses propres sentiments pour donner une image. Ce sont deux personnes fermées dans leur monde. Ils vont utiliser ce cynisme extérieur qui les contamine.
Le côté social est vraiment central avec ce discours sur l’argent et le succès. Quelque part, est-ce que vous pensez que Nadine et Fausto n’existent qu’à travers ça ?
Elio Germano : Ce sont deux personnes qui essaient d’être heureuses. Ils ont grandi en pensant qu’on est heureux qu’avec de l’argent. Tu n’as pas d’argent, tu n’es rien. Finalement, ils sont enfermés dans ce qu’ils voudraient être mais ce futur semble toujours loin. Ils pensent que la vie est une guerre permanente et que l’on donne de l’amour à travers l’argent. Pour eux, plus ils auront une certaine fortune, plus ils rendront l’autre heureux. Finalement, ils sont dans un récit d’apprentissage où ils vont comprendre que c’est faux, que le bonheur de l’autre ne passe pas que par l’argent. On grandit tous comme ça, c’est la société qui a créé cette façon de penser. Ce seront les chocs de la vie qui les feront changer d’avis là-dessus. Ils parlent tout le monde de « être quelqu’un » comme s’ils n’étaient personne. C’est cette erreur qu’ils vont comprendre.
Claudio Cupellini : On vit aujourd’hui dans un espèce de chantage à l’argent. Pour parvenir à s’exprimer en tant que personne, il faut que ça passe par construire une famille, par des préoccupations économiques. Ça a toujours été comme ça mais c’est particulièrement fort aujourd’hui.
Elio, qu’est-ce qui vous a séduit dans ce rôle et cette relation complexes ?
Elio Germano : J’ai toujours besoin en tant qu’acteur, d’aller chercher deux directions différentes pour construire un rôle. Là, c’est qu’ils sont tous les deux partagés entre ce qu’ils sentent et ce qu’il faut faire. Il y a quelque chose de schizophrénique et je pense que l’on peut tous comprendre ça, dans le monde d’aujourd’hui. Il y a toujours des choses que l’on a envie de faire et d’autres, qu’il faut faire. C’est ce qui m’a touché sur ce film et dans ce rôle. Chaque fois, il faut choisir. Le film raconte vraiment ça. Le choix entre ce que l’on voudrait et ce que l’on doit faire pour le bien de sa carrière.
Même émotionnellement, il y a cette schizophrénie dans le personnage que vous interprétez. Il peut avoir un côté très doux, très protecteur et parfois, il y a une grande violence qui sort de lui…
Elio Germano : J’ai connu beaucoup de gens comme ça, des gens qui ressentent fort les choses, qui ne se protègent pas. Ils peuvent chaud ou froid. Parfois, leur violence vient de leur incapacité à pouvoir s’expliquer. Les gens qui ressentent fort les choses et qui ne savent pas comment s’exprimer, peuvent devenir violents. J’ai vu beaucoup de gens comme ça dans les prisons, qui ont commis des actes répréhensibles par trop d’émotions. Ce sont des gens qui vivent à une température plus haute.
Il y a tout un passage qui se passe en prison justement. Avez-vous tourné dans une vraie prison et si oui, cela a été facile d’avoir accès à ce genre de lieu ?
Claudio Cupellini : On a tourné dans une vraie prison italienne, oui. Ça n’a pas été facile d’avoir les autorisations. Le plus gros travail a été de scénariser les lieux pour que ça ressemble à une prison française.
Elio Germano : Quand on a l’opportunité de vivre dans les lieux réels où se passe l’histoire, c’est bien pour un comédien. On n’a pas besoin de se forcer à imaginer les choses. J’ai fait beaucoup de travail dans les prisons en Italie avec des détenus par rapport à mon métier, je connaissais un peu cet univers, je sais comment il fonctionne. Quand tu entres dans un endroit vrai, tu n’as pas envie de « jouer », tu ressens une certaine humilité, tu fais les choses avec plus de délicatesse. Ça aide beaucoup.
A un moment dans le film, votre personnage dit qu’en sortant de prison, « On ne sait plus comment se comporter. » Justement, vous avez un peu parlé avec des détenus pour forger votre rôle ?
Elio Germano : Dans un lieu comme la prison, les gens vivent de l’imaginaire. C’est très fort car le temps s’arrête. J’ai beaucoup parlé avec des prisonniers. Quand tu rencontres une femme avant d’aller en prison… Il y a des gens qui vivent leur détention grâce à cela. C’est plus facile à surmonter quand tu as quelque chose qui t’attend dehors. On raconte l’histoire d’un migrant italien en France et d’une femme très seule dans sa vie. Finalement, ces deux personnages sont comme en guerre contre la société. Et la prison, c’est un peu ça. C’est un peu une métaphore de ça. Mais paradoxalement, c’est presque plus facile la prison pour des gens comme eux, car ils connaissent la solitude et la difficulté de nouer des liens. Les rapports entre mon personnage et celui de Roschdy Zem, c’est un peu la première fois qu’il se lie d’amitié avec quelqu’un.
D’ailleurs, comment Roschdy Zem est arrivé sur le projet ?
Claudio Cupellini : Je cherchais ma Nadine (Astrid Berges-Frisbey) en France et je suis souvent venu pour des castings. Un jour, en venant dans les locaux de la société de production française, j’ai vu Roschdy Zem sur une affiche. J’ai dit qu’il serait parfait pour le personnage du détenu qui partage sa cellule avec Elio. Le producteur m’a dit que ça serait impossible, que Roschdy Zem était un acteur de premier rôle, pas un acteur de second rôle. J’ai répondu que ça ne coûtait rien de passer un coup de fil et d’envoyer le scénario. Et il a accepté volontiers. Même si c’est un rôle secondaire, c’est un rôle complexe pour un comédien. Pareil pour Lubna Azabal. Ce fut une bonne surprise que de l’avoir.
Vous évoquiez Nadine interprétée par Astrid Berges-Frisbey. Elio, avez-vous travaillé en amont avec elle, notamment votre complicité, et Claudio, comment l’avez-vous connu ? Vous l’aviez vu dans I Origins ?
Claudio Cupellini : J’avais vu I Origins mais au moment où je cherchais ma Nadine, j’étais dans une période presque schizophrénique. J’étais en plein tournage de la série Gomorra à Naples et je voyais arriver les premières images de castings de filles. Je cherchais une comédienne qui ait à la fois la même force que le personnage mais qui puisse aussi tenir tête au personnage campé par Elio. Ce sont deux personnages que je vois comme assez sauvages, sans éducation, familiers, qui ont commis des erreurs. Et c’est quelque chose qui m’a toujours intéressé ça, les fautes que les personnages peuvent commettre. Elle est arrivée la dernière et nous nous sommes tout de suite aperçus, que c’était la bonne pour ce rôle.
Elio Germano : Oui, on a beaucoup travaillé ensemble car elle devait apprendre l’italien et moi, le français. On a travaillé sur ça pendant deux mois et ça nous a aidé car on était tous les jours ensemble. On s’aidait beaucoup et ça nous a permis de construire les rapports de nos personnages.
Claudio Cupellini : La préparation du film n’a pas été rapide mais intense avec tous ces allers retours entre Paris et Naples. C’est pas que j’ai abandonné Elio et Astrid à eux-mêmes mais je les ai laissés un peu travailler seul sur le scénario. Quand je suis revenu, j’ai trouvé des personnages qui étaient très enrichis par ça, et ça a ensuite enrichi mon point de vue sur l’histoire. Je ne sais pas si ça fonctionne comme ça pour tous les films car dans certains cas, c’est important qu’il y ait quelqu’un qui décide de la direction pour appréhender le scénario, mais dans ce cas précis, je dois avouer que ce fut un vrai cadeau ce travail préalable qu’ils ont fait ensemble.
Je voudrais parler un peu de l’esthétique du film. Il y a aujourd’hui une grande esthétisation du cinéma moderne italien, que l’on peut voir chez Paolo Sorrentino, Stefano Sollima, Matteo Garrone et vous-même avec Alaska, où la photo, les cadrages, la musique, sont très travaillés. Vous vous sentez comme appartenant à cette mouvance moderne ?
Claudio Cupellini : Je ne le vois pas comme un mouvement, on est tous des réalisateurs très différents les uns des autres. Personnellement, j’essaie juste de faire du mieux que je peux. Effectivement, il y a aussi dans Alaska cette recherche esthétique sur la lumière, les cadrages ou la musique, mais je me sens qu’à moitié italien avec ce film car mon directeur de la photographie était hongrois. Concernant les mouvements de caméra, on a utilisé plein de techniques, SteadyCam, Dolly, caméra à l’épaule… On a utilisé tous ces moyens non pas pour faire quelque chose de très esthétisant mais au contraire, pour avoir un style très fluide, et en partant toujours de ce que faisaient les acteurs. On regardait ce que faisaient Elio et Astrid, puis on construisait la scène à même le plateau. Pour ce qui est de la musique, j’ai choisi un musicien qui ne travaille pas dans le monde de la musique électronique. Il ne s’agissait pas de mettre de la musique uniquement pour embellir ou décorer les scènes. Je voulais une ambiance rock et par exemple, sur la scène de la discothèque, je ne voulais pas d’une musique que l’on entend habituellement, mais plutôt une musique qui traduise une atmosphère un peu agressive, à l’image du personnage. On s’appuyait souvent sur les atmosphères du film, en fait.
Pour le titre « Alaska » ? Vous êtes fascinés par l’Etat américain ?
Claudio Cupellini : On a beaucoup parlé du titre, c’est toujours quelque chose de difficile à choisir. On avait pensé aux Débutants, au départ. Je ne voulais pas d’un titre trop romantique. Alors oui, c’est un État américain mais pour moi, c’est surtout l’État de la ruée vers l’or, un territoire froid et hostile où l’on meurt en voulant devenir riche. C’est justement un sentiment que l’on retrouve dans le film.
Pour les personnages, c’est un peu « leur rêve américain » du coup ?
Claudio Cupellini : Oui. Dans un certain sens, c’est ça.
Alaska – Bande-annonce – le 10 février au cinéma
Merci à Claudio Cupellini, Elio Germano, Bellisima Films et Mounia Wissinger.
Propos recueillis par Nicolas Rieux