En compagnie de la chaîne Youtube It’s Big, on a eu la chance de rencontrer cet été à Paris, l’acteur-réalisateur (et plein d’autres choses) Keanu Reeves, qui était de passage dans la capitale à l’occasion du Champs-Élysées Film Festival. Il nous a parlé de son premier long-métrage en tant que réalisateur Man of Tai Chi ainsi que du documentaire Side by Side réalisé par Christopher Kenneally sur lequel il était allé à l’encontre de plusieurs grands noms du cinéma pour évoquer avec eux la révolution actuellement vécue par le cinéma, le passage de la pellicule argentique au numérique.
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– Comment allez-vous aujourd’hui ?
Je me sens très bien. C’est une superbe journée et je suis très heureux d’être ici à Paris, pour le Champs-Élysées Film Festival avec mes différents projets.
– Vous êtes ici notamment pour un documentaire, Side by Side, pourriez-vous nous dire pourquoi avez-vous décidé de prendre part à cette aventure ?
Vers 2010-2011, j’ai senti qu’avec ces nouvelles caméras numériques, c’était la fin du « film » (dans le sens pellicule). Après cent ans de cinéma sur pellicule, on était à un carrefour, une vraie révolution dans la façon de réaliser des films. Et j’ai voulu parler avec les gens impliqués dans cette révolution sur la façon dont ils ressentaient cette transition vers le digital. Qu’est-ce qu’on y gagnait, qu’est-ce qu’on y perdait…
– Le documentaire est très neutre. Quel est votre point de vue ?
Mon point de vue… J’ai grandi avec le cinéma sur pellicule et puis j’ai joué dans quelques films tournés en numérique. Le réalisateur du documentaire, Christopher Keannelly, était très excité par le numérique, et je l’étais aussi. Mais j’étais un peu plus réservé, je crois. Le fait de faire le documentaire m’a permis de mieux comprendre les enjeux et ce qu’il pouvait apporter…
– Après ce documentaire et votre premier film en tant que réalisateur, auriez-vous conseil pour les jeunes cinéastes d’aujourd’hui ?
Mon conseil… à vous, jeunes cinéastes en herbe… Que c’est possible. Si vous avez une histoire à raconter, que vous y croyez, il faut foncer.
– Ne pensez-vous pas que cette transition vers le numérique pose un petit problème étymologique ? En anglais (comme en français d’ailleurs), on utilise le mot « film », « filmmaker », « film director »… Mais l’étymologie du mot « film » vient du « film-pellicule ». Si la pellicule disparaît, ces mots perdent un peu de leur sens, non ? Il va falloir un nouveau mot pour dire « film » maintenant !
Oui, en effet… Ces mots viennent d’un précédent historique et si on les aborde de façon littérale, absolument. Ils doivent trouver leur place désormais, cinéaste, raconteur d’histoire… Cette nouvelle technologie va absorber l’ancienne avant de la remplacer dans de nouveaux mots. Mais oui, définitivement, ces mots vont appartenir au passé en quelque-sorte. Histoire, contenu, fichier… C’est un peu comme quand on a commencé à avoir des mots qui ont montré l’impact du digital. Télévision, téléphone, téléphone mobile, ordinateur… A l’époque, on disait « qu’est-ce que c’est que ça ? ». C’est une époque vraiment palpitante pour faire des films et raconter des histoires. Et sur la façon dont on interagit avec les technologies. Et avec le langage du coup…
– J’aimerai évoquer avec vous Man of Tai Chi. Comment le définiriez-vous ? Un film américain inspiré du cinéma hongkongais ou un pur film hongkongais dans l’âme réalisé par un cinéaste passionné ?
Les deux sont justes, je crois. Je le décrirai comme un film de kung-fu car c’est une histoire qui parle de kung-fu et d’arts martiaux. Avec tous les archétypes du cinéma de kung-fu, les personnages de ce cinéma… C’est une sorte de mashup, une sorte d’hommage, dans la mise en scène ou avec le maître et le méchant. Il renvoie aux classiques de ce cinéma-là mais avec une certaine modernité de style dans le même temps. C’est en fait, un peu une réponse et une non-réponse… Mais les deux définitions sont justes.
– Pour moi, c’était un pur film hongkongais dans l’âme…
Un vrai film hongkongais ! Ok, je prends.
– Quelles ont été vos inspirations dans le cinéma de Hong-Hong et chinois ? Quand j’ai vu le film, il m’a rappelé les anciens films de Yuen Woo Ping ou de Sammo Hung mais avec aussi une grande modernité. Dans l’esprit, le plaisir coupable, les combats… Ça m’a fait évoquer les films de Donnie Yen par exemple, avec la même brutalité où l’on ressentait la douleur, l’impact des coups…
Lesquels, Ip Man ?
– Ip Man, oui, mais aussi ses films non-historiques comme Flashpoint ou SPL (de Wilson Yip ndlr)…
Ah Flashpoint, oui, bien sûr. Comme dans Flashpoint, on a utilisé aussi un mélange d’arts martiaux, un peu de judo, de ju-jitsu etc… Il y a la même brutalité mais sans le sang. Tout ce que vous évoquez est un cinéma que j’ai absorbé inconsciemment, comme le directeur photo ou l’acteur principal Tiger Hu Chen. Et Yuen Woo Ping était le chorégraphe des combats sur le film. Son style est très sobre, très fort. Je suis vraiment heureux que vous ayez aimé le film. On a peut-être un peu plus utilisé la steadycam pour filmer les combats pour renforcer les émotions, le fighting spirit… Ça nous a permis d’être plus près du personnage alors qu’on le voit changer.
– Dans le film, vous jouez un méchant. C’est rare dans votre carrière.
Oui, j’ai joué très peu de méchants !
– Il y a eu Beaucoup de Bruit pour Rien de Kenneth Branagh…
Ah oui, Don Juan !
– Et il y a celui-ci. Mais cette fois, vous jouez un méchant vraiment maléfique par essence, comme une illustration du mythe de Méphistophélès, qui vient corrompre un personnage pur et innocent avec des desseins purement maléfiques…
Oui, c’est une sorte de « Dark Master ». Car il enseigne quelque-chose au héros lui-aussi. C’est un personnage très méphistophélique, qui vient faire une offre. Il lui montre qu’il aime se battre mais qu’il a des responsabilités, envers son temple, ses parents, sa petite-amie. Et lui, il offre quelque-chose de plus primaire, un moyen de libérer un désir qu’il avait scellé. Et ce personnage va voir ses responsabilités happées par son désir. Tout est une question de pouvoir, de contrôle, de succès aussi, dans un sens. Mais c’est une histoire de Tai Chi donc finalement le mal devient une partie de la solution. En tout cas, c’est un vrai méchant et j’ai aimé jouer cela.
– Ça vous a plu apparemment de jouer les méchants…
Oui, j’ai adoré car jouer un méchant est génial parce qu’ils ne sont pas tiraillés, ils savent ce qu’ils veulent. Je te déteste, je t’aime, je veux ce que tu as, je dois te détruire pour te le prendre. Il y a quelque de très fort là-dedans. Et il y a quelque-chose de très vrai dans la confrontation de ces deux personnages. J’espérais que l’offre que héros reçoit, reflète un peu les choix que l’on peut avoir dans la vie réelle. Parce qu’on a aussi énormément de responsabilités, de choix à faire où l’on est tiraillé entre ce que l’on doit faire et ce que l’on devrait faire. Parfois, on ment, on trompe, on vole et on enterre un peu la meilleure partie de nous-même…
– Vous avez réalisé un bon premier film, vous avez été très impliqué sur 47 Ronins, vous aimeriez prolonger l’expérience et réaliser d’autres films maintenant ?
Oui, je l’espère. J’ai vraiment apprécié l’expérience. Si je trouve une autre histoire à raconter… Man of Tai Chi était quelque-chose qui venait vraiment du cœur donc il faudrait que je trouve une autre histoire comme ça.
– On a parlé de l’acteur, du réalisateur. Un petit mot de l’homme maintenant. Vous êtes quelqu’un de spirituel, vous aimez la moto, qui est un symbole de liberté, vous avez récemment publié une collection de poèmes. Peut-on dire aujourd’hui que vous êtes un homme accompli, heureux et libre ?
Oui. J’ai eu l’opportunité de faire ce que je voulais. De jouer, de réaliser, de vivre mes passions. Je suis très chanceux et je le savoure. J’ai écrit ce livre Ode to Happiness avec Alexandra Grant. Je suis heureux de toutes ces choses merveilleuses.
– Beaucoup de jeunes gens vont vous voir. Quel conseil vous pourriez leur donner ?
Essayez de ne pas vous blesser dans la vie ! Il y a tant d’expériences à vivre, on se cherche. Et on se cherche dans un monde dangereux. Il faut arriver à se trouver et à trouver sa voie.
Propos recueillis par Aurore Alleman et Nicolas Rieux.
Un grand merci à Keanu Reeves bien sûr, mais aussi à Vanessa Jerom et au Champs-Élysées Film Festival