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GANGS OF TAIWAN de Keff : la critique du film

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Spectateurs

Nom : Locust
Père : Keff
Date de naissance : 30 juillet 2025
Type : sortie en salles
Nationalité : Taiwan
Taille : 2h15 / Poids : NC
Genre : Drame, Polar

Livret de Famille : Wei Chen LiuRimong IhwarDevin Pan

Signes particuliers : Un très grand film !

Synopsis : À Taïwan, Zhong-Han, un jeune homme mutique d’une vingtaine d’années, mène une double vie. Employé dans un restaurant familial le jour, il rackette en bande la nuit pour le compte de parrains locaux. Mais le rachat du restaurant par un homme d’affaires véreux met en danger ses proches, et oblige Zhong-Han à affronter son propre gang.

PORTRAIT D’UNE JEUNESSE TAIWANAISE EN FEU

NOTRE AVIS SUR GANGS OF TAIWAN

Pour son premier long métrage après deux courts très remarqués, le jeune cinéaste américano-taiwanais Keff a frappé fort. Très fort. Son Gangs of Taïwan (alias Locust en VO) s’impose d’ores et déjà comme l’un des meilleurs films de l’année. Une sacrée claque qui déploie toute sa puissance entre le drame social, le néo-polar contemporain et la fable politique.

Présenté à Cannes en 2024 dans le cadre de la Semaine de la Critique, Gangs of Taïwan suit le parcours de Zhong-Han, un jeune homme mutique qui mène une double-vie. Le jour, il travaille dans un vieux restaurant traditionnel, une petite cantine de quartier appréciée des gens du coin depuis des décennies. La nuit, il est membre d’un gang qui donne dans le petit racket de commerçants. Un équilibre qui va être fragilisé quand l’immeuble abritant le restaurant est racheté par un riche promoteur immobilier et que son gang se met à viser plus haut.
Brillant. Un mot qui résume parfaitement ce Gangs of Taïwan, somptueuse et passionnante immersion dans la société taïwanaise d’aujourd’hui. A travers le destin de ce jeune homme que l’on devine vite en quête de rêves, comme toute une jeunesse taïwanaise abandonnée au désenchantement, Keff signe un film d’une puissance phénoménale qui n’a de cesse d’impressionner par son intelligence et sa richesse narrative, thématique et formelle. Une richesse qui se construit doucement, lentement mais sûrement, au fur et à mesure que le récit étend son emprise et épouse toute sa virtuosité. Keff ouvre son long métrage sur une banale laverie de quartier où une télé diffusant les news relaie les dernières images des violentes émeutes qui agitent le Hong Kong voisin aux prises avec le pouvoir du gouvernement chinois. L’angoisse de voir Taïwan être les prochains sur le menu expansionniste de l’ogre chinois affamé est une réalité sérieuse mais curieusement, cette jeunesse ne prête pas attention à ces reportages inquiétants. La télé tourne en fond et personne ne lève les yeux. Quand l’actualité brûlante laisse place à des faits divers plus légers, sans grand intérêt mais plus positifs (en l’occurrence l’arrivée à Taïwan de l’enseigne d’un chef pâtissier réputé), leur attention est cette fois captée. Chouette, on peut y goûter « l’éclair coréen », revisite locale de la célèbre pâtisserie française ! La laverie s’emballe avec le sourire… avant de se replonger dans les smartphones et les fils Instagram une fois le reportage terminé et l’info anxiogène ayant repris ses droits. En une séquence d’introduction, Keff dit tout de la démonstration qu’il va tenir. Cette néo-jeunesse taïwanaise est politiquement résignée, l’avenir angoissant ne l’intéresse pas, elle ne souhaite qu’une chose, rêver d’autre chose que d’un quotidien suffocant, rêver de mieux, rêver de plus, rêver tout court. La suite sera l’affirmation de ce portrait sociétal où les anciens essaient juste de survivre le plus paisiblement possible tandis que la jeunesse voudrait en revanche s’élever, gagner de l’argent, monter dans la hiérarchie sociale, avoir le droit de viser plus haut que leur condition. Mais pour cela, elle doit affronter une société qui stagne dans sa misère, dans la corruption, dans les inégalités, dans l’impasse. Et la réalité est amère, mélancolique. « Pas la peine de penser à demain quand demain, c’est déjà du passé« . Une phrase que l’on entend et qui résonne fort, symbolisant ce désenchantement général qui gangrène une société taïwanaise dépitée. « Taïwan, c’est fini » lâche un ancien. « Même les gangs font faillite » clame un jeune. En résumé, c’est toute une société qui est à bout de souffle et qui n’a plus d’espoir.
Sur cette radiographie sociale et politique du pays que le film ne lâchera, la laissant opérer comme une passionnante toile de fond où les aspirations des habitants ont été justement aspirées, et le peu qu’il en reste s’entrechoque avec la réalité d’une économie vérolée et carnassière, Keff développe une histoire à cheval entre le drame intimiste, la tendre romance amusée et le néo-polar de gangsters. Son attachant Zhong-Han est la figure de proue d’une œuvre foisonnante. Mutique, il incarne tout le panorama de cette jeunesse taïwanaise qui peine en silence, qui enrage en silence, qui rêve en silence. Son travail dans un vieux restaurant de quartier incarne le labeur et sa réalité pauvre. Son appartenance à un petit gang de racketteurs incarne ses rêves d’argent pour vivre plus que cette existence monotone et sans avenir où une simple pâtisserie qui fait fureur est un inaccessible illustrant le fossé entre le réel et la chimère. La nuit, Zhong-Han défoule sa frustration en boîte de nuit. Une habitude qui en dit long. Quand il rencontre une jeune caissière de supermarché nocturne, tout pourrait changer. L’amour sera t-il le début d’une nouvelle vie, d’un nouvel espoir comme dirait George Lucas ? Peut-être… si encore une fois la réalité du désargentement ne lui rappelait pas le désespoir d’une vie condamnée à regarder les riches dominer, s’amuser, escroquer… Très vite, le drame le rappelle par le col. Le rachat du restaurant (où il travaille et habite) ne peut que mal se terminer face aux lois d’une politique véreuse et cynique.
Bouillonnant et balancé entre l’intimisme mélancolique et la rage énervée, Gangs of Taïwan déploie une fresque magistrale rythmée par l’émotion du drame, l’intensité du polar criminel ou la douceur d’une romance frémissante. Et aux commandes, Keff est un maestro de génie. Le cinéaste signe une mise en scène exceptionnelle qui sait s’approcher ou rester à distance selon ce que lui dicte son histoire, qui sait s’emballer pour captiver ou se calmer pour interpeller. Sans jamais sombrer dans le mauvais démonstratif, Keff dit tout en peu de mots, peu d’images et peu d’effets. Chaque plan veut dire quelque chose, amène du sens, pas un n’est inutile ou de trop. A l’image de cette introduction, dix premières minutes d’une densité saisissante où l’on comprend tout en peu de choses. Mais cette mise en scène de haute volée n’est pas qu’intelligente, elle est aussi d’une élégance folle, jouant autant avec le naturalisme brut qu’avec l’hypnotique éclairé aux néons colorés ou l’emphase stressante ou violente. Gangs of Taïwan est un choc intense, sensoriel, bouleversant, hargneux. Du grand cinéma porté par d’excellents comédiens et la vision d’un auteur très très prometteur.

 

Par Nicolas Rieux

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