Nom : Kuru Otlar Üstüne Père : Nuri Bilge Ceylan Date de naissance : 2023 Majorité : 12 juillet 2023 Type : sortie en salles Nationalité : Turquie Taille : 3h17 / Poids : NC Genre : Drame
Synopsis : Samet est un jeune enseignant dans un village reculé d’Anatolie. Alors qu’il attend depuis plusieurs années sa mutation à Istanbul, une série d’événements lui fait perdre tout espoir. Jusqu’au jour où il rencontre Nuray, jeune professeure comme lui…
AUTANT EN EMPORTE LE TEMPS
NOTRE AVIS SUR LES HERBES SECHES
Plan fixe dans les vastes contrées enneigées de la Turquie orientale. Un véhicule s’arrête, un homme descend et marche en direction de la caméra. Il était (encore) une fois en Anatolie… En une séquence, on sait que l’on est chez Nuri Bilge Ceylan, cinéaste de la lenteur, de la langueur, de la longueur. Avec Les Herbes Sèches, le génie turc était de retour dans la prestigieuse compétition officielle cannoise qui l’a tant consacré jusqu’ici, de Uzak aux Trois Singes en passant par Les Climats ou Il Était une fois en Anatolie, avec en point d’orgue une palme d’or pour Winter’s Sleep. Avec ce nouveau drame fleuve (3h17 quand même, s’agit pas d’être crevé avant d’y aller), Nuri Bilge Ceylan nous conte l’histoire d’un professeur qui ne rêve que du jour où il sera muté à Istanbul, loin du « trou » dans lequel il a été enterré le temps de son service civil. En attendant de pouvoir quitter cette école locale où il enseigne le dessin, il laisse son existence filer comme un arrêt sur image, lui le passionné de photographie. Deux événements vont perturber la linéarité de sa vie attentiste, des accusations de gestes déplacés sur une élève et sa rencontre avec une enseignante en anglais.
Le cinéma de Nuri Bilge Ceylan a toujours été magnifiquement passionnant, comme si chaque nouveau film était encore plus beau, plus fort ou plus mature que le précédent. Son précédent Le Poirier Sauvage marquait une légère stagnation. Non pas que le turc signait un échec ou une oeuvre mineure mais disons qu’il s’agissait probablement de son « moins bon film ». Le truc étant qu’avec lui, on part de tellement haut que « moins bon » signifie quand même très au-dessus de la mêlée. Avec Les Herbes Sèches, Ceylan ne donne peut-être pas l’impression d’enchaîner avec un énième chef-d’œuvre indiscutable mais il retrouve tout de même la puissance de son cinéma pénétrant. L’habituelle perfection de son travail est cette fois comme très légèrement fanée, semi-obscurcie par quelques petits défauts inhabituels (on notera l’extrême minimisation volontaire de nos tournures de phrases). D’abord la longueur, d’ordinaire imperceptible tant on se laisse toujours bercé par le flow de ses œuvres cultivant un rythme bien à elles, un rythme qui prend son temps pour mieux accompagner ses personnages dans leur récit. Cette fois, elle se ressent parfois. Pas beaucoup mais un peu, comme si certains passages étaient plus artificiellement étirés qu’à l’accoutumée. Autre point en-deça, son habituelle et incroyable maîtrise narrative. Dans ce portrait lézardé d’un homme, deux histoires cohabitent, les accusations de cette collégienne et une possible relation amoureuse naissante. Subtil narrateur qu’il est (avec le concours de son épouse Ebru Ceylan), le virtuose Nuri parvient à les entremêler avec habileté, mais clairement l’une prend le pas sur l’autre, l’une est plus passionnante que l’autre, l’une est peut-être plus pertinente que l’autre aussi dans ce qu’elle raconte et apporte au récit. Reste que l’analyse profonde de l’extrême densité du scénario méticuleusement composé, montre que même la partie « romance » (si tant est que l’on puisse la réduire ainsi), pourtant moins forte et plus accrochée, irrigue quand même les veines du film et lui octroie quelques passages parmi les plus sublimes qu’il contient.
Au fond, il s’avère que ces quelques « défauts » mesurés ne sont pas vraiment de nature à altérer la grandeur d’une oeuvre qui tutoie une nouvelle fois le sublime. Les Herbes Sèches appartient à un cinéma sans doute mal-aimable pour certains en raison de son extrême durée ou de ses élans contemplatifs, mais la richesse qui se cache (ou qui ne se cache pas d’ailleurs) en son sein est une nouvelle fois étourdissante. Fidèle à lui-même, à son travail et à ses thématiques, Nuri Bilge Ceylan égrène à nouveau un portrait de la condition humaine à travers un portrait d’homme, justifiant un peu plus son affiliation à un maître tel que Tchekov. A l’image de l’humanité et de la nature humaine, rien n’y est tout noir comme la mélancolie affichée par son professeur, rien n’y est tout blanc comme la neige qui recouvre tout dans cette Turquie profonde. Ceylan explore les zones de gris qui se répandent entre les deux, des zones de trouble, de contradictions, des zones occupées par des sentiments de Bien et de Mal qui rongent intimiment les hommes et les femmes. Le portrait que le cinéaste dresse de ce professeur désabusé est une étude brillante d’une personnalité qui essaie de conjuguer désirs et obligations, projection vers l’avenir et conscience de l’actuel, quêtes et failles personnelles. Cette étude emprunte un chemin tortueux menant vers une âme humaine aux mille et un contrastes. Il y a d’un côté ce professeur doux, bienveillant, apprécié, qui essaie de s’adapter à sa vie provisoire en mettant de côté son inconfort situationnel. Et puis il y a de l’autre cet homme qui révèle sa noirceur quand un grain de sable grippe la machine. Un homme plus méprisant envers ces autochtones qu’il considère comme des « ploucs » médiocres, un être plus égoïste, un être capable de méchanceté aveuglée. Toute la complexité d’un homme devient une allégorie de la complexité humaine.
Comme toujours, Nuri Bilge Ceylan signe un film certes exigeant mais d’une sidérante finesse d’écriture car autour de cette figure significative, les personnages qui se meuvent autour ont tous une idée à défendre dans ce grand tout qu’est ce voyage dans les méandres de la psyché humaine. Cet ami, collègue et colocataire qui cache derrière sa jovialité, la rancoeur d’une promotion ratée. Cette enseignante qui est aussi belle que brisée. Ce proviseur frileux ou trop respectueux des règles, cette consoeur rigide, cette Turquie profonde aux méthodes peu progressistes, aux valeurs rétrogrades, aux langues qui dénoncent. Derrière l’intime de personnages spécifiques, il y a un général qui se dessine, celui d’une Turquie à deux vitesses ruminant en silence le carcan du déterminisme, ruminant son oubli, sa condition miséreuse ou son absence de moyens our évoluer. Une Turquie qui s’arrange avec la vie faute de mieux.
Véritable merveille existentielle dont la richesse est perceptible dans chaque image, ligne, surface ou recoin, Les Herbes Sèches est une oeuvre radiographique à l’immensité discrète. Les défauts qu’elle peut avoir finissent par bien vite s’évanouir devant la grandeur de ce qu’elle propose. Avec un génie qui s’incarne tant dans l’adresse, la clairvoyance et l’habileté de son récit minutieux que dans la virtuosité de sa mise en scène à se damner de beauté, Nuri Bilge Ceylan signe un film double : un portrait de l’humanité et un portrait de la Turquie. C’est grand, c’est beau, c’est fort.