Dans le cadre du dernier festival de Deauville, nous avons eu la chance de rencontrer le réalisateur Michael Almereyda à l’occasion de la sortie de son excellent film Experimenter qui sortira en salles le 27 janvier prochain.
Le film : Université Yale, en 1961. Stanley Milgram conduit une expérience de psychologie – considérée comme d’une importance majeure encore aujourd’hui – dans laquelle des volontaires croient qu’ils administrent des décharges électriques douloureuses à un parfait inconnu, attaché à une chaise dans une autre pièce. La victime a beau leur demander d’arrêter, la majorité des volontaires poursuivent l’expérience, en infligeant ce qu’ils croient être des décharges pourtant presque mortelles, simplement parce qu’on leur dit de le faire. Par cette expérience, Milgram souligne la propension qu’a tout homme à se soumettre à l’autorité, au moment précis où le procès du nazi Adolf Eichmann est diffusé à la télévision à travers toute l’Amérique. L’opinion populaire comme la communauté scientifique en sont bouleversées. Célébré dans certains cercles ou accusé d’être un monstre manipulateur dans certains autres, Milgram parvient pourtant à traverser les épreuves grâce au soutien de son épouse Sasha.
Etiez-vous fasciné par les expériences de Stanley Milgram avant de faire le film ?
Michael Almereyda : Pas plus que ça mais ça fait longtemps que je travaille sur ce film. Donc du coup, je suis fasciné depuis environ huit ans. Cela a pris du temps pour réunir l’argent, cela a pris du temps pour faire les recherches et écrire le script. Mais je n’avais pas d’affinités avec la psychologie dans mon passé, j’avais seulement une petite-amie qui avait suivi des cours de psycho.
Pensez-vous que les expériences de Milgram pourraient encore fonctionner aujourd’hui en 2015, et le résultat serait-il le même ?
Michael Almereyda : Vous savez, il y a eu une espèce « jeu-réalité » en France à la télévision en 2010 il me semble. 80% des personnes qui y ont participé, ont électrocuté la personne avec laquelle il jouait. C’était retransmis à la télé, on doit pouvoir le trouver sur Youtube (il s’agit de Le Jeu de la Mort, diffusé sur France 2 en mars 2010 – ndlr). Donc finalement, les résultats ont été encore plus probants qu’à l’époque puisque c’était de l’ordre de 65% environ sous Milgram. Les gens sont manipulables et peuvent très mal agir dans ces cas-là. C’est dans la nature humaine.
Concernant la façon très particulière dont vous avez tourné le film, peut-on dire qu’il est votre « expérience » du cinéma ?
Michael Almereyda : Oui, quelque-part dans la façon de résister aux conventions comme l’a fait Milgram. Il y a plein de façon de faire des films. Certains sont peu imaginatifs et très conventionnels. Parmi mes préférés, il y en a qui sont très simples mais qui ont un certain sens de l’aventure. Je voulais inclure cet esprit dans mon film, jouer avec la perception pour questionner. C’était l’esprit de Stanley Milgram d’ailleurs.
Quel a été le niveau d’engagement de Peter Sarsgaard et de Winona Ryder sur le projet ? Ont-ils rencontré Sasha Milgram, l’épouse de Stanley Milgram ?
Michael Almereyda : Oui, ils l’ont tous les deux rencontrée. Je suis allé avec eux, séparément, passer une après-midi avec Sasha Milgram. Ils ont fait leurs devoirs en quelque-sorte. Et entre eux, Peter et Winona sont devenus bons amis dès le premier jour. Du coup l’ambiance était chaleureuse sur le plateau. Peter avait casté le premier, Winona est arrivée après.
Le film est absolument fantastique et c’est un vrai choc mais j’ai une question sur un point qui m’a un peu échappé… Pourriez-vous nous expliquer l’histoire de l’éléphant qui passe dans les couloirs ?
Michael Almereyda : Pourquoi est-ce que cela ne me surprend pas que vous demandiez ça ? (rires) En fait, il y a une expression anglaise qui est « an elephant in the room » (traduction « un éléphant dans la pièce » – ndlr). Vous n’avez pas d’équivalent en français, c’est pour ça. En anglais, que ce soit en Angleterre ou aux Etats-Unis, quand vous parlez de « un éléphant dans la pièce« , cela signifie que vous avez un problème qui prend toute la place, qui est énorme et inévitable, mais dont on ne parle pas, ce qui est impensable. C’est comme un éléphant dans une pièce. Stanley Milgram a passé sa vie a essayé d’attirer l’attention des gens sur son travail. Et il a été pas mal ignoré. Dans le film, on peut interpréter l’image de différentes manières.
Après avoir fait le film, comment percevez-vous le monde autour de vous ? Prêtez-vous davantage attention au comportement humain ?
Michael Almereyda : Je crois que j’ai toujours été intéressé par le comportement humain. C’est peut-être ce qui m’a connecté à Stanley Milgram et ce qui m’a donné envie de faire un film sur lui. Parce que je partage sa curiosité et mes films ont tendance à avoir des personnages intéressants, plus que les histoires. J’ai aussi fait des documentaires où j’étudiais des gens, des portraits. Je n’ai jamais étudié la psychologie mais je me suis toujours intéressé aux gens.
Pour ce film, avez-vous rencontré des personnes qui ont participé aux expériences de Stanley Milgram, ou peut-être certains de ses étudiants ?
Michael Almereyda : La première personne que j’ai rencontré, c’était l’un de ses assistants, qui avait genre 22 ans à l’époque. Il était très pointu et très généreux, il avait une excellente mémoire et il a partagé avec moi beaucoup de souvenirs sur Stanley Milgram. Je suis allé le rencontrer en Californie et ça a été un bon point de départ. J’ai été chanceux d’avoir son soutien et celui de Sasha Milgram. J’ai également rencontré une cinquantaine de personnes qui ont connu Milgram. Il y a peu de personnes encore en vie qui ont participé aux expériences. Mais le plus important, était surtout de regarder les enregistrements de Stanley Milgram. Ça, c’était vraiment le bon matériau de travail, vous voyez les gens, pas leurs souvenirs. Ce n’étaient pas des « souvenirs » mais la réalité de ce qu’il s’est passé avec les gens. Et c’était fascinant.
Vous adoptez une technique très documentaire dans le film avec ces passages où Peter Sarsgaard parle face caméra…
Michael Almereyda : Ce n’est pas vraiment un procédé spécialement « de documentaire ». C’est même assez conventionnel, ça a été souvent utilisé au cinéma. Regardez Ferris Bueller ou mon précédent film Hamlet. Pour tout vous dire, ce procédé vient de Hamlet, et surtout de Ferris Bueller. Et de Stanley Milgram lui-même, car il parlait souvent à la caméra dans les films qu’il faisait pour ses archives. Je n’ai fait que copier.
Il y a un autre procédé stylistique qui est intéressant, c’est la façon dont vous utilisez le « fond vert » avec ces images qui défilent derrière, en voiture par exemple, comme dans les vieux films d’Hitchcock. Pourquoi ce choix ?
Michael Almereyda : Je l’ai fait pour donner plutôt un côté « théâtral » au film. La première fois, c’est quand Stanley Milgram se prépare à aller rendre visite à son mentor, son ancien professeur de faculté. Il veut l’impressionner. Et il y a quelque-chose d’un peu irréel dans tout ça. On a tous eu ça, ce genre de situations où une conversation est un peu irréelle, un peu artificielle. Je voulais rendre ce côté artificiel. Et ce n’était pas des fonds verts, c’étaient vraiment des images qui défilaient derrière, ce qui était assez fun. Très « old fashion ».
A Sundance, il y a eu deux films qui traitaient d’expériences cette année. Le vôtre et The Stanford Prsion Experiment de Kyle Patrick Alvarez (sur la funeste « Expérience de Stanford », simulation scientifique organisée par l’université américaine en 1971 tentant d’explorer les effets de l’enfermement carcéral sur les prisonniers et leurs geôliers – ndlr).
Michael Almereyda : Figurez-vous -la coïncidence est extraordinaire- que Stanley Milgram et l’homme derrière l’organisation de l’expérience de Stanford ont été au lycée ensemble. Ces deux personnes qui ont réalisé les deux expériences les plus célèbres de l’histoire de la psychologie, ont un film sur eux, la même année. Et tous les deux montrés à Sundance. C’est étrange. Stanley Milgram était très bon pour promouvoir son travail. J’aurai aimé le rencontrer. Pour l’expérience de Stanford, elle en dit long sur la nature humaine. Elle est flippante et le résultat a été scandaleux. En gros, pour ceux qui ne la connaissent pas, ils avaient mis dans une prison des gens. Certains devaient jouer des prisonniers et d’autres, des gardiens. Ils avaient des tenues de prisonniers ou des uniformes pour les gardes. Les prisonniers avaient juste des numéros, les gardes avaient des noms. Et au fil des jours, les gens se sont confondus avec leurs rôles et les gardiens ont torturé des prisonniers. C’était environ dix ans après Milgram. Les expériences de Milgram ont duré deux ans. Stanford, ça n’a tenu que six jours.
Je voudrais revenir sur l’expérience qui a été faite en France, Le Jeu de la Mort. C’était fascinant car c’était conçu comme un jeu télévisé et ça m’avait assez choqué devant mon poste. Pensez-vous que quelque part, c’est encore plus terrifiant du fait que c’était un « jeu télé » ? C’était pire en un sens…
Michael Almereyda : Je ne dirai pas « pire ». Ça nous montre à quel point les gens sont flexibles et sont influençables face à la pression. Ce n’était pas des gens mauvais. Mais quand vous voyez les jeux télé dans certains pays, comme le Japon par exemple, ils sont presque assimilables à de la torture. C’est divertissant alors ok, allons-y. Je ne suis pas confortable avec tout ça mais ça ne m’étonne pas.
Vous avez un casting incroyable pour ce film, même les plus petits rôles sont joués par des stars.
Michael Almereyda : La plupart sont venus pour juste un ou deux jours de tournage. Ils aimaient le projet, ils avaient un jour de libre… C’est bien, je suis chanceux. Certains étaient des amis, d’autres étaient juste disponibles.
Il paraît que vous avez travaillé avec des storyboard cette fois, ce qui n’est pas dans vos habitudes…
Michael Almereyda : Oui. En fait, le tournage devait être très rapide, on avait peu de jours, 20 au total. Donc, il fallait être extrêmement bien organisés. Je ne travaille jamais avec des storyboard d’ordinaire mais j’avais un jeune chef op’ qui m’a un peu forcé à le faire. Il avait un logiciel qui permettait de réaliser comme un pré-dessin-animé du film.
Comment pensez-vous que le public va réagir devant le film, selon vous ? Pensez-vous qu’il va être choqué, fasciné, qu’il va comprendre les réactions des personnages ?
Michael Almereyda : Je ne pense pas que ce soit un film choquant. Je pense que c’est un film d’émotions. Des émotions qui viennent des idées. Si vous pensez à ce qu’il va arriver et si vous pensez à votre vie à vous, vous allez avoir une réaction d’émotion. Mais ce n’est pas un thriller où vous sentez une menace. Par exemple moi, depuis que j’ai lu Milgram, j’y pense sans arrêt dans ma vie. Ce que montre le film nous arrive quotidiennement. Je pense que c’est une leçon qui met nos vies en perspective.
Pouvez-vous nous parler un peu de vos projets à venir ?
Michael Almereyda : J’ai un film déjà tourné, qui s’appelle Cymbeline (avec Ethan Hawke – ndlr). C’est une adaptation d’une pièce de Shakespeare. Ça devait s’appeler Anarchy mais on s’est battu pour revenir au titre originel. J’en suis très fier, j’espère que vous pourrez le voir en France. Mais je l’ai tourné avant Experimenter. Et sinon, je travaille sur le documentaire d’un ami qui est cinéaste et danseur. Et je prépare un film sur l’intelligence artificielle avec Jon Hamm (Marjorie Prime – ndlr).
Merci à Michael Almereyda, à Michel Burstein et aux autres participants de cet entretien.