Malgré ses 85 ans bien sonné, Ridley Scott n’a toujours pas peur des gros projets pharaoniques qui feraient pourtant reculer plus d’un jeune cinéaste entreprenant. Passé son biopic sur la Maison
Gucci il y a deux ans et en attendant la suite (à intérêt discutable) de son classique
Gladiator, Sir Ridley s’est offert le luxe d’une fresque gigantesque sur notre Napoléon Bonaparte national. Un rêve qu’il chérissait de longue date, lui le passionné de culture française et de films d’époque (inoubliable
Les Duellistes, excellent
Le Dernier Duel). Reste qu’un anglais qui raconte l’histoire du plus fervent ennemi des anglais, le pied de nique ne manque pas d’ironie. Incarné par un Joaquin Phœnix dont l’âge avancé a fait débat pour endosser le costume napoléonien (et à vrai dire nous on s’en fout, c’est pour le coup un détail de cinéma et très certainement la chose la moins problématique dans le film), ce sobrement titré
Napoléon narre la vie du futur Empereur des français de la révolution à Toulon en 1793 à sa mort sur l’île de Saint-Helene en 1821. Ambitieux pour un film de 4h30 ramené à 2h30 dans sa version en salles. Hum…
Mine circonspecte.
Pour qui s’est déjà un peu intéressé à la figure napoléonienne, à son parcours, son vécu et son héritage, il est de base littéralement impensable d’envisager la réussite d’un biopic s’étirant sur seulement 2h30. Impensable et impossible. Un épisode de sa vie, pourquoi pas. Un sujet précis, pourquoi pas. Mais Ridley Scott a voulu tout raconter, de la révolution à Toulon jusqu’à Saint-Helene en passant par son ascension politique, son histoire d’amour avec Joséphine, l’Égypte, son couronnement, les guerres européennes, la campagne de Russie, les rapports conflictuels avec l’Angleterre, l’exil sur l’île d’Elbe, Austerlitz, Waterloo, sa déchéance finale… Abel Gance avait eu besoin de 5h30 pour raconter quinze années de la vie de Napoléon. Sur 2h30, Ridley Scott n’a pas le temps et livre une bouillie charcutée qui passe tellement vite sur tout, qu’elle ne raconte finalement rien correctement. Ce qui plombe vraiment ce Napoléon sur le plan purement cinématographique, c’est clairement son manque de fluidité. Le père des Duellistes emboîte des bouts d’épisodes réduits à l’extrême les uns à la suite des autres, comme on emboîterait à la va-vite les pièces d’un vieux puzzle abîmé. Rien n’a de sens, rien n’est compréhensible, tout est sacrifié sur l’autel du « il faut que ça rentre et tant pis pour la cohérence, on verra sur la version longue« . Bilan, rien ne fonctionne, aucun souffle épique ne naît, aucune émotion ne vit, aucune idée ne se matérialise, aucune articulation historique ne se comprend et même le spectacle pèche, les batailles si attendues étant si courtes sur pattes qu’elles laissent sur plus de frustration que d’excitation. En bref, Napoléon finit par ne plus être un film de cinéma mais une sorte de gigantesque bande-annonce de lui-même. Certes, Ridley Scott sait faire des films et on lui concèdera une direction artistique de qualité, des plans bien composés, des scènes à la direction artistique magnifique, mais cinématographiquement, son film est un échec digne de Waterloo. Et puis il y a l’historique…
Napoléon, c’est l’énième exemple d’un mythe européen revu et façonné par le regard d’un cinéaste hollywoodien avec tout ce que cela comporte de petites inexactitudes fictionnelles et de plus aberrantes erreurs historiques majeures. Sans parler des oublis. Napoléon n’a jamais assisté à l’exécution de Marie-Antoinette, la bataille d’Austerlitz ne s’est pas gagnée ainsi, le divorce avec Joséphine ne s’est pas passé comme ça, son retour de l’île d’Elbe est un peu enjolivé… La liste pourrait être longue si l’on continuait sur ce terrain. Mais on préfèrera dire que tout cela n’est que du réarrangement fictionnel naturel, pardonnable dans l’absolu. Un blockbuster n’est pas une thèse historique et l’on peut tout à faire entendre certaines petites trahisons historiques pour densifier ou sublimer l’épique et l’émotion. Quoique certains changements n’étaient pas nécessaires voire peu heureux (exemple le « divorce » dont la réalité fut plus cinématographique que la fiction qu’en a fait Scott). Historiquement, le plus embêtant ce ne sont pas ces menues entorses à la réalité mais bel et bien le regard général sur Napoléon, résumé à un artiste de la guerre. La conséquence de cette idée encore trop souvent dominante qui pense le mythe Napoléon uniquement en terme de guerres et de conquêtes. Chez Scott, Bonaparte guerroyait, baisait sa Jospéhine, guerroyait, baisait sa Joséphine, guerroyait, pleurnichait avec sa Joséphine… Le Napoleon réformateur, son héritage sociétal majeur (inauguration d’institutions, création du Code Civil, de la banque de France, amélioration du système scolaire et création des lycées et du Baccalauréat, mise en place du ramassage des ordures, de la numérotation dans les rues), tout cela est complètement évacué d’un film-spectacle binaire qui réduit considérablement une figure complexe et passionnante et de grandes lignes mal posées.
Ridley Scott assèche complètement son matériau pour n’en tirer qu’un biopic dont la substance erre quelque part entre l’insignifiant et l’insulte. Insignifiant car sa superproduction ne rend compte de rien ou presque. Elle occulte trop de choses majeures pour être digne d’intérêt et ce qu’elle aborde, elle le fait avec un esprit de concision tel qu’on ne comprend rien à rien, des actions aux réactions en passant par les choix, décisions ou interactions géopolitiques. Rien n’a de sens tant le film est comme un amas de mécaniques sans l’huile pour fluidifier et faire fonctionner les rouages. Ou un tas de muscles évidés de sang pour irriguer et faire marcher le tout. On vous laisse le choix de la comparaison. Et insultant ? Oui, ce Napoléon est une insulte anglaise tardive. Au fond, quelle est la vision qu’a Ridley Scott de Napoléon Bonaparte ? Un petit être capricieux responsable de la mort de plusieurs millions de personnes dans ses croisades guerrières. Et ? Et c’est tout. Le générique de fin du film se charge de nous rappeler le détail du nombre de morts causées par l’Empereur bataille après bataille. 3000 ici, 40000 là… Comme si les misérables 2h30 regardées n’avaient pour but que de démontrer cela. A en oublier que nombre de ces guerres (voire la majorité) n’étaient pas de son fait mais uniquement une réponse aux agressions extérieures, anglaises notamment. A en oublier le Napoléon qui a considérablement transformé et moderniser la société française. Loin d’être un saint homme (la liste de ses travers, de ses erreurs et de ses positions indéfendables serait longue), il ne s’agit aucunement de regretter que le portrait ne soit pas davantage hagiographique, ce n’eût pas plus de sens. Mais entre l’œuvre de complaisance et le portrait à charge, il y a un entre-deux dans lequel ce Napoléon ne pénètre jamais. Parce qu’il ne s’en donne pas le temps, et parce qu’il n’en avait manifestement pas l’envie. De fait, cinématographiquement c’est raté et historiquement c’est raté. Bilan, l’une des meilleures fictions sur Napoléon faite à ce jour reste la mini-série d’Yves Simoneau avec Christian Clavier (si, si).