Carte d’identité :
Nom : The Man Who Sold His Skin
Mère : Kaouther ben Hania
Date de naissance : 2020
Majorité : 13 janvier 2021
Type : sortie en salles
Nationalité : Tunisie, France
Taille : 1h40 / Poids : NC
Genre : Drame
Livret de Famille : Yahya Mahayni, Monica Bellucci, Koen De Bouw, Christian Vadim…
Signes particuliers : Terriblement intelligent !
UNE RÉFLEXION POLITISÉE SUR LA CONDITION DE L’HOMME MODERNE
NOTRE AVIS SUR L’HOMME QUI A VENDU SA PEAU
Synopsis : Sam Ali, jeune syrien sensible et impulsif, fuit son pays pour le Liban afin d’échapper à la guerre. Pour se rendre en Europe et vivre avec l’amour de sa vie, il accepte de se faire tatouer le dos par l’artiste contemporain le plus sulfureux au monde. En transformant son corps en une prestigieuse œuvre d’art, Sam finira toutefois par découvrir que sa décision s’est faite au prix de sa liberté.
Après le choc La Belle et la Meute, l’un des meilleurs films de l’année 2017 qui dénonçait avec conviction et rage la condition féminine en Tunisie, on avait hâte de retrouver la réalisatrice Kaouther Ben Hania, metteur en scène mordante dont le cinéma est l’un des plus passionnant de la nouvelle génération maghrébine. Avec L’homme qui a vendu sa peau, son cinquième long-métrage, la cinéaste prouve qu’elle n’a rien perdu de sa verve engagée. Sélectionné à Venise dans la section Orrizonti (qui met à l’honneur les nouveaux courants du cinéma mondial), L’homme qui a vendu sa peau suit le parcours de Sam Ali, un jeune syrien condamné à l’exil quand la police veut le jeter en prison pour un acte impulsivement romantique. Réfugié au Liban où il vivote en jouant notamment les pique-assiettes sur les buffets de galeries d’art, Sam Ali rencontre un artiste contemporain mondialement réputé qui lui fait une proposition digne de Méphistophélès. S’il accepte « d’être » sa nouvelle œuvre d’art en se faisant tatouer le dos, les portes du monde s’ouvriront à lui. En effet, en tant que réfugié syrien désargenté et sans papiers, Sam Ali peut difficilement voyager légalement dans le monde. Mais en devenant une « marchandise » et non plus une « personne », en l’occurrence en devenant une œuvre d’art signée d’un prestigieux artiste occidental valant des millions, toutes les douanes s’ouvrent à lui. Ironie du monde actuel.
Sur la foi d’une histoire farfelue et kafkaïenne revisitant de manière moderne le mythe de Faust, Kaouther Ben Hania signe un drame acerbe, parfois teinté d’humour noir, d’une intelligence remarquable sous ses allures de brûlot tragique sur la condition des laissés-pour-compte dans notre monde moderne. La cinéaste égratigne surtout nos sociétés occidentales engluées dans un cynisme de la pire espèce en soulignant leur déshumanisation via une histoire qui traduit de manière concrète, ce qui relève de la métaphore. Son Sam Ali est condamné à laisser sa peau dans les geôles du régime syrien et rien n’y personne ne pourra le sortir de sa funeste destinée. Sauf s’il laisse vraiment « sa peau » justement à cet artiste qui, en lui retirant son statut d’homme pour en faire un objet marchand, lui offre ce qu’il aurait normalement dû bénéficier en tant qu’humain. Si on résume, L’homme qui a vendu sa peau est l’histoire d’un paradoxe et entend montrer à quel point la logique de fonctionnement du monde d’aujourd’hui est basée sur des illogismes nonsensiques excluant la notion d’humanité au profit de la valeur monétaire. Peut-on monnayer la vie humaine ? Peut-on se vendre pour se sauver ? Le recours au mythe de Faust prend tout son sens quand on réalise à quel point l’histoire contée est aussi tangiblement crédible que philosophiquement diabolique. Et Kaouther Ben Hania de montrer qu’aujourd’hui, les objets ont finalement plus de valeur que les hommes, qu’une marchandise peut plus librement circuler que les hommes, que l’on accueille plus facilement un objet à millions qu’une vie humaine en danger. Seul salut possible pour Sam Ali, devenir une marchandise pour espérer survivre.
Le propos est fort, comme le film. L’homme qui a vendu sa peau est une brillante banderille dirigée contre le système mondialisé. La cinéaste s’attaque au passage à l’esclavagisme moderne, au capitalisme, à la déshumanisation. Car au fond, si l’artiste permet à Sam Ali de survivre grâce à son acte artistico-politique (on vous laisse la surprise de ce qu’il lui tatoue sur le dos) sur sa personne, on peut aussi y voir (et le film l’évoque ouvertement) une manière d’exploiter la misère d’autrui à des fins mercantiles. Au fond, est-on face à un acte d’altruisme pour aider quelqu’un ? Ou, pour voir les choses autrement, par exemple via le prisme d’une association militante pour les Droits de l’homme qui fait irruption en cours de récit, face à un privilégié qui profite de la condition d’un homme acculé pour exploiter son malheur à ses fins en faisant une montagne d’argent… « sur son dos » ? Oui, on le souligne au détour mais le choix du « dos » comme lieu de tatouage est éminemment allégorique.
L’homme qui a vendu sa peau pose de nombreuses questions, suit de nombreuses pistes de réflexion et la férocité de l’engagement de Kaouther Ben Hania n’a d’égale que la pertinence de ce que raconte son film articulé autour d’un propos intelligemment élaboré. Un propos dessiné de manière dense et complexe dans un scénario d’une finesse sidérante, lequel est ensuite traduit en images avec une maîtrise et une virtuosité imparable. Car si le film baigne dans le monde de l’art contemporain, il n’en oublie d’être à sa mesure, d’une étourdissante beauté visuelle, notamment quand il filme la posture de cet homme devenu une envoutante et sensuelle statue de musée.
Loin d’être une histoire vraie en soi, L’homme qui a vendu sa peau est inspiré d’un fait réel, où un homme avait accepté de céder une partie de son corps pour devenir une œuvre d’art monnayable dans les milieux autorisés. Kaouther Ben Hania exploite cette anecdote « artistique » pour l’insérer dans un drame social très politisé, voire géopolitisé, dont la sagacité n’en finit plus de questionner, d’étourdir et même d’émouvoir avec sa petite romance glissée finement et sans verser dans la lourdeur ni la facilité complaisante. Seul petit regret, une toute fin qui, sans gâcher la qualité du film, diminue très légèrement son impact sur quelques minutes en donnant l’impression de ne pas oser aller jusqu’au bout de la terrible noirceur de son histoire.
BANDE-ANNONCE : à venir
Par Nicolas Rieux