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Nom : De uskyldige
Père : Eskil Vogt
Date de naissance : 2021
Majorité : 09 février 2022
Type : sortie en salles
Nationalité : Norvège
Taille : 1h57 / Poids : NC
Genre : Thriller, Drame, Fantastique
Livret de Famille : Rakel Lenora Fløttum, Alva Brynsmo Ramstad, Sam Ashraf, Mina Yasmin…
Signes particuliers : Le premier grand chef-d’œuvre de cette année 2022. Un choc dont il est difficile de se remettre.
INNOCENCE ET CRUAUTE DE L’ENFANCE
NOTRE AVIS SUR THE INNOCENTS
Synopsis : Un été, quatre enfants se découvrent d’étonnants pouvoirs et jouent à tester leurs limites, loin du regard des adultes. Mais ce qui semblait être un jeu d’enfants, prend peu à peu une tournure inquiétante…
Cette année, Eskil Vogt n’aura pas fait le voyage à Cannes pour rien. Il a d’abord fait un tour du côté de la compétition officielle où était présenté Julie en 12 Chapitres, le film de Joachim Trier dont il est le coscénariste attitré depuis toujours. Puis Vogt a pris la direction de la sélection Un Certain Regard où il présentait en solo The Innocents, son second long-métrage en tant que réalisateur après l’excellent Blind il y a sept ans. Après l’angoisse communicative d’une femme venant de sombrer dans la cécité, le cinéaste norvégien s’intéresse cette fois à un groupe de très jeunes enfants développant d’étranges pouvoirs au contact les uns des autres. Un film fantastique, au sens littéral comme au sens figuré, doublement primé à Gérardmer (prix du public et de la critique).
Deux films, déjà un point commun, une indescriptible capacité à créer des œuvres puissamment sensorielles, qui dépassent le simple sens du regard sur un écran pour pénétrer dans la dimension du ressenti immersif. The Innocents, comme Blind avant lui, ne se regarde pas, il se vit totalement, intensément, épidermiquement, en procurant des émotions extrêmement fortes. Et après tout, n’est-ce pas pour cela que l’on va au cinéma ?
The Innocents, ou comment signer l’un des plus grands chefs-d’œuvre jamais réalisés dans un sous-genre bien connu des amateurs de cinéma fantastique et/ou d’épouvante : les enfants diaboliques. On pense pourtant d’instinct à quelques classiques bien ancrés dans les mémoires, Le Village des Damnés, Les Révoltés de l’an 2000, La Malédiction, L’Autre, plus récemment Esther ou The Children. Mais comme un simple coup de pelle anodin, le film d’Eskil Vogt donne l’air de tout enterrer avec une facilité déconcertante tant la densité de son long-métrage explose tout sur son passage. Aucun (ou presque) des films cultes précités n’avait atteint une telle force émotionnelle, aucun n’avait déployé un tel pouvoir de terreur sourde, aucun n’avait su être à ce point perturbant et dérangeant tant dans l’image que par le propos. The Innocents est immense, un véritable coup de génie d’une impressionnante maîtrise de bout en bout. A tel point qu’une fois l’histoire refermée, la séance achevée et les lumières rallumées, les mots manquent, la voix est coupée, les jambes sont tremblantes, et l’esprit est hanté… probablement pour longtemps.
Dès les premières scènes, The Innocents intrigue par son mystère et sa manière de filmer l’enfance en se plaçant au contact, collé aux visages, aux silences et aux gestes. Mais ce sentiment d’étrangeté indicible n’est qu’une façade qui va vite voler en éclat. La suite ne va plus intriguer, elle va littéralement clouer le spectateur dans son fauteuil, le saisir avec une fermeté presque douloureuse sans jamais lui laisser le moindre espace pour s’échapper du cauchemar qui s’orchestre sous ses yeux. Le film va alors fonctionner comme une corde au cou que son auteur serre, resserre, lentement et sûrement, encore et encore, jusqu’à l’asphyxie et la paralysie glaçante. Implacable et renforcé par cette rhétorique typiquement nordique très froide et épurée, The Innocents va avancer sans masque. Point de traîtrise, totale franchise. Dès l’entame, on perçoit que ça va être difficile. Le fil des minutes ne va faire que le confirmer. La fascination va céder sa place à l’hypnotique, puis à la tétanie et enfin au bouleversant quand va jaillir l’extrême cruauté et la noirceur d’un récit sans concession. La puissance du long-métrage d’Eskil Vogt réside dans sa capacité à inscrire tout ce qu’il entreprend dans l’émotion. Quand on parle de cinéma viscéral, The Innocents en est un parangon. Si certaines images sont d’une cruauté (morale) presque insoutenable et impriment la rétine jusqu’à la fissure, ce n’est pas tant l’aspect graphique qui va vraiment marquer au final, c’est avant tout les sensations que procure le film qui lui confère son impact. L’écœurement, la douleur, la crainte, la peur, l’empathie, les larmes, The Innocents est un film éminemment sensoriel, du genre qui fait l’effet d’un passage dans une machine à laver – option essorage très vigoureux. Avec une subtilité fascinante et une horreur qui s’inscrit essentiellement dans un psychologique sourd et terrifiant, The Innocents prend aux tripes, engourdit les jambes, soulève le cœur, et poignarde la respiration.
La structure globale du récit n’est pourtant pas si complexe, rappellent même celle du Chronicle de Josh Trank. C’est la manière dont Vogt la traite qui va inscrire The Innocents aux antipodes de son lointain cousin américain, de la même manière que le suédois Morse de Tomas Alfredson était radicalement différent de Laisse-moi Entrer, son futur remake à la sauce yankee. Lancinant et observateur (sans pour autant être contemplatif), le film ne fait pas dans le spectacle sensationnaliste, ses effets narratifs ou visuels sont aussi visibles que sobres, son imagerie est à la fois économique et d’une grande beauté, tout passe par l’impact… émotionnel. On en revient toujours là. Film de genre mais avec un regard d’auteur et cette dialectique à la scandinave, The Innocents brille par sa puissance sourde, par ce fantastique mélange de poésie tragique et de terreur pesante, et par cette propension à raconter quelque chose au-delà du seul récit.
C’est l’autre grande force d’un film sans la moindre seconde de longueur, il adosse intelligemment son terrible cauchemar infantile sur un regard fort sur l’enfance. The Innocents n’est pas qu’intense, il est aussi dense et les thématiques qu’il creuse lui offre une fascinante épaisseur. La complexité du monde de l’enfance, son involontaire cruauté, son rapport avec le Bien, le Mal, la moralité ou l’empathie sont autant de sujets soulevés par un film qui questionne une période psychologiquement très intéressante où l’on n’est pas encore formé à ces notions, où l’on n’a pas encore défini ses repères moraux, où l’on est constamment dans l’expérimentation et l’appréhension du monde. Avec comme seuls outils pour l’appréhender, ceux transmis par l’environnement social et familial. Traduisez par là, la colère forme à la colère, la frustration appelle la frustration, la violence, la bienveillance, la douceur font naître des caractères différents… C’est pour cela que Vogt a confectionné de jeunes personnages passionnants qu’il s’est appliqué à imaginer dans le gris, loin des sacro-saints blanc ou noir. Chacun a pour lui une grande humanité et parce que l’enfance est un âge qui échappe aux critères de jugements classiques, il est bien difficile de résumer les tensions en présence sur un échiquier fait de gentils et de méchants. C’est toute la complexité des enjeux du film et probablement ce qui le rend aussi déchirant et viscéral, car l’on ne peut condamner les actions d’un enfant comme celles d’un adulte.
Rarement on aura eu l’occasion de sortir d’une séance dans cet état interloqué. The Innocents est un choc esthétique et psychologique doublé d’un traumatisme émotionnel. Il faudra se lever de bonne heure pour proposer quelque chose de plus fort et de plus puissant cette année au cinéma. On n’est qu’en février mais on prend volontiers les paris.
Par Nicolas Rieux